- Retournez-vous, je vais ouvrir sa robe, dit Pernette qui arrivait auprès de lui. Il faudrait un peu d’eau.
- Ne croyez-vous pas que le mieux serait de l’emporter à l’hospice? Aidez-moi à la soulever. Je peux la porter jusque-là.
Mais quand il voulut la soulever. Marjolaine poussa un gémissement et Pernette, qui s’apprêtait à saisir ses chevilles, suspendit son mouvement : le pied gauche de la jeune femme faisait avec sa jambe un angle inhabituel.
- J’ai bien peur qu’elle ne se soit cassé une jambe. Il faut un brancard pour la ramener. Allez chercher du secours, Colin, je resterai auprès d’elle, mais courez car le soleil se couche.
Colin partit comme une flèche. Cependant, Pernette, après avoir délacé la robe de la blessée, allait jusqu’au filet d’eau qui s’obstinait à couler entre les bancs de sable, y trempa son mouchoir et revint l’étendre sur ce visage dont la rougeur l’effrayait presque autant que l’inconscience de la jeune femme et sa respiration si peu naturelle.
Il ne s’écoula guère qu'une demi-heure jusqu’au retour de Colin escorté de deux moines portant une sorte de civière, faite de roseaux et de toile grossière. Bran Maelduin les précédait. Sa robe retroussée à deux mains, il trouvait le moyen de courir encore plus vite.
Le diagnostic de l'Irlandais fut vite établi.
- Etre le soleil! Elle chuter nocturnement, démolir sa pied, trouver juste force pour l'abri dans la roseau, puis soleil taper dessus!
- Mais enfin pourquoi n'a-t-elle pas crié? Nous sommes passés ici au moins deux fois sans rien voir.
- Elle était peut-être déjà inconsciente. Elle s'est peut-être aussi tapé la tête en tombant, dit Pernette. Enfin, elle n'avait peut-être pas tellement envie d'être sauvée.
- Pas envie d'être sauvée? Pourquoi? fit Bran Maelduin.
La jeune femme rougit.
- Je ne sais pas. Une idée. Elle était tellement triste tous ces jours. C'était comme si la vie lui était de plus en plus à charge.
- A cause de le seigneur baron?
Cette fois, Pernette ne répondit pas, se contentant de détourner la tête. Il était décidément bien difficile de dissimuler la moindre chose à la perspicacité de ces candides yeux bleus. Il y avait des moments où Bran Maelduin donnait l'impression qu'il avait le pouvoir d'ouvrir les cœurs humains et d'y lire sans la moindre difficulté.
Installée avec précaution sur la civière, Marjolaine, à qui Bran Maelduin avait réussi à faire boire une gorgée d'eau, fut ramenée au village toujours inconsciente, au milieu de la gloire triomphante d'un admirable coucher de soleil. La terre, le ciel et les montagnes, qui déjà bleuissaient, semblaient faits d'or en fusion, mais aucun de ceux qui entouraient la jeune femme ne participait vraiment à cette splendeur. Pernette se demandait seulement, le cœur serré, si dans toute cette lumière elle n’allait pas voir s’ouvrir pour la douce Marjolaine les portes d’or du paradis.
En arrivant, on trouva tout le monde rassemblé, sauf Hughes qui n’était pas encore rentré. Au milieu d’un profond silence, le petit cortège gagna la maison de l’alcade où les servantes et la maîtresse du logis s’étaient hâtées de préparer le meilleur lit. Aidée d'Aveline en larmes et d’Agnès de Chelles, pas beaucoup plus vaillante, Pernette y coucha Marjolaine, mais ce fut Bran qui la déchaussa, découpant sans hésiter sa chaussure pour dégager le pied qui, heureusement, ne présentait aucune blessure apparente. Peut-être n’était-il que déboîté.
Profitant de l’inconscience de la jeune femme, il remit le pied en place puis, de ses doigts habiles et singulièrement légers, il procéda à un examen aussi consciencieux que possible.
- Possiblement pas cassé, murmura-t-il.
Pendant que, sur ses instructions, Pernette, à intervalles réguliers, faisait boire à Marjolaine une gorgée d’eau, il réclama de la graisse de mouton, y écrasa quelques feuilles sèches, en fit une pommade qu’il étala sur la cheville meurtrie avant de l’envelopper d’une bande de toile fine puis d’une autre bande plus raide. Cela fait, il baigna doucement le visage brûlé par le soleil puis, réclamant de l’huile d’olive, l’en enduisit, avant de mettre des compresses humides.
Hughes revint à cet instant, rappelé par la cloche de l’église, dont on avait convenu qu’elle frapperait un certain nombre de coups pour prévenir que la jeune femme était retrouvée. Les femmes et Bran Maelduin le virent surgir comme un fou dans la chambre où l’on soignait Marjolaine. Il avait tant couru et tant transpiré qu’il était ocre des pieds à la tête, et que les femmes, à son aspect, poussèrent un cri de frayeur. Mais il n’y prit pas garde : il ne voyait que cette forme étendue, ce visage que des linges sales lui cachaient de nouveau.
- Elle n’est pas?...
- Non, dit sèchement Pernette. Elle vit. Reste à savoir pour combien de temps.
- Demain seulement savoir si la soleil tuer jeune Marjolaine, ou seulement esprit... ou rien du tout!
- Vous voulez dire qu’elle peut mourir, ou devenir folle?
- C’est exactement ce qu’il veut dire : peut-être qu’elle guérira, si Dieu veut. Mais peut-être aussi qu’elle mourra ou qu’elle ne retrouvera jamais la raison comme le pauvre Fulgence. Et le seul coupable de ce désastre, ce sera vous!
- Moi? Êtes-vous folle?
- Je ne crois pas. Cette nuit, vous avez rejoint la Danoise comme les autres nuits. Vous ne pouvez pas le nier, car ce serait mentir.
- Qui songe à nier? fit Hughes avec hauteur. Je vous trouve hardie d’oser me demander des comptes.
- Pourtant je vais continuer à vous en demander. Où avez-vous rejoint votre maîtresse après l’orage?
- Je ne l’ai pas rejointe, je l’ai rencontrée.
- A qui ferez-vous croire ça? s’écria Pernette hors d'elle-même. Pas à dame Marjolaine en tout cas, si elle pouvait vous entendre. Je suis sûre qu'elle vous a vus ensemble. Et c’est pour cela qu’elle a fui droit devant elle comme une folle qu’elle était en train de devenir. Mais au fond, c’était bien cela que vous vouliez?
- Que je voulais? répéta machinalement Hughes abasourdi par cette furieuse sortie que les autres écoutaient sans broncher.
- Bien sûr! Elle s’était laissé prendre aux douces paroles que vous lui disiez naguère, la pauvre. Seulement, elle était pure et ne voulait souiller ni son âme ni surtout le saint voyage qu’elle s’était imposé, en s’abandonnant comme l’autre! Alors vous avez voulu l’en punir et, jour après jour, soir après soir, vous avez étalé devant elle vos sales et diaboliques amours. Seulement, elle vous aimait sans même oser se l’avouer à elle-même. A présent, vous voyez le résultat. Aussi, je proclame hautement ici, comme je le proclamerai devant tous, que si Marjolaine meurt, c’est vous, Hughes de Fresnoy, qui l’aurez tuée.
En face de Pernette dressée telle une déesse de la vengeance, Hughes, à la grande surprise des témoins de la scène, baissa la tête.
- J’étais jaloux, avoua-t-il d’une voix que les larmes enrouaient. Je croyais qu’elle aimait Ausbert Ancelin. Elle me l’avait crié un soir. Je l’ai crue. A présent, je sais que c’est vous qui avez raison, dame Pernette.
Au milieu d’un profond silence, il marcha vers le lit, se pencha, prit la main brûlante qui reposait sur le drap et en baisa doucement les écorchures. Puis, se retournant, regarda Bran Maelduin droit dans les yeux.
- Voulez-vous m’entendre au tribunal de la pénitence? demanda-t-il simplement.
L’Irlandais hocha la tête.
- Venir, dit-il.