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Durant trois jours, Marjolaine ne vit ni l’aube, ni le crépuscule, ni la nuit succédant au jour. Elle oscillait entre la conscience et le néant, brûlée d’une fièvre qui ne lâchait pas prise, la tête pleine de feu et le corps traversé de douleurs sourdes. Mais c’était l'esprit qui souffrait le plus. Du fond de l’abîme où il se débattait, il recréait sans cesse la scène cruelle dont Marjolaine avait été témoin après l’orage : Hughes embrassant la Danoise puis l’emportant dans ses bras, s’abattant avec elle dans la paille et lui faisant l’amour.

Pourtant, elle allait un peu mieux ce soir-là et si elle avait voulu sortir, c’était vraiment pour respirer la fraîcheur, regarder la nuit et les étoiles comme elle l’avait fait au soir de Sainte-Catherine-de-Fierbois. Elle avait marché un peu autour de la maison de l’alcade. Puis elle avait entendu des pas et, cachée derrière l’angle de la construction, elle avait vu Fresnoy venir sous l'olivier. Une joie infiniment douce l'avait envahie alors : il venait à elle comme il était venu sous l’orme de Sainte-Catherine, il avait entendu l’appel qu'inconsciemment, silencieusement, elle lui adressait. Cette fois, elle ne lui dirait plus qu'elle en aimait un autre, elle ne fuirait plus son amour comme elle l’avait fait à Pampelune. Elle allait s’élancer vers lui, avouer l’amour trop lourd pour elle et qui la ravageait. Elle allait voler dans ses bras, se laisser serrer, emporter, anéantir. Et puis, la Danoise était apparue. C’était elle qu’Hughes attendait, c’était sur elle qu’il avait refermé ses bras. Alors Marjolaine avait senti qu'en elle quelque chose craquait. Elle avait éprouvé un déchirement terrible et si douloureux qu'elle s'était enfuie, droit devant elle, courant comme une folle, aveugle et sourde à tout ce qui n'était pas cette souffrance dont elle voulait se libérer. Elle n'obéissait plus à aucune raison. Elle ne savait pas où elle allait. Elle ne voyait rien... Et puis il y avait eu la chute et elle avait basculé dans l'enfer. Cet enfer qui continuait à la tourmenter au fond de sa fièvre et que la mort miséricordieuse ne semblait pas disposée à éteindre.

Durant ces trois jours, Hughes rôda autour de la maison comme un loup malade qui cherche gîte et nourriture. Bran Maelduin l'avait absous de son péché de luxure, mais il ne parvenait pas à se pardonner à lui-même. Le cœur ravagé d'angoisse, il guettait l'instant où sa vie prendrait fin, l'instant où l'on viendrait lui dire que la bien-aimée avait cessé de vivre.

La Danoise était partie avec ses servantes et ses gardes, chassée par Bran Maelduin. Avec elle étaient partis les quelques pèlerins étrangers qui avaient échappé au coupe-gorge et qui n’avaient fait que suivre le train des autres sans jamais vraiment s’y mêler. Parmi eux, les marchands flamands à qui les gardes de la comtesse semblaient une garantie autrement précieuse que la robe usée de Bran Maelduin ou même la longue épée du sire de Fresnoy. D’autant que les trois quarts de la route étaient faits et que, pour gagner Compostelle, il suffisait de suivre le « Camino Francès » jalonné d’églises, de couvents, d’hospices et de monts-joie en allant toujours vers le coucher du soleil. Et ils ne furent plus qu’une poignée à demeurer au village, guettant le dernier soupir de Marjolaine ou son retour à la vie : Hughes et Bertrand, Aveline, Colin, Pernette et Agnès, Bran Maelduin, Nicolas, Ausbert, Fulgence, Léon Mallet et Guegan. Les femmes se relayaient au chevet de la malade, les hommes chassaient ou aidaient les moines pour payer leur hébergement, tous imploraient le ciel pour que le drame leur fût épargné.

Au matin du quatrième jour, comme Aveline, les paupières rougies par l’insomnie, se penchait sur Marjolaine et posait sa main sur son front pour en évaluer la température, elle vit soudain s’ouvrir tout grands les yeux de la jeune femme, des yeux qui avaient retrouvé leur clarté naturelle et qui lui sourirent doucement avant de faire le tour de la pièce inconnue.

-    Qu’est-ce que je fais ici? demanda Marjolaine.

Aveline fut tellement saisie qu’elle resta un instant bouche bée.

-    Vous vous sentez mieux? demanda-t-elle au bout d’un moment qui lui parut durer l’éternité.

-    Oui, je crois. Il me semble que je vais presque bien.

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase : déjà Aveline s’était ruée hors de la chambre, clamant à pleins poumons :

-    Dame Marjolaine est guérie! Dame Marjolaine est guérie! Venez tous, elle est guérie!

Elle riait et pleurait tout à la fois, criant comme une folle et éveillant tous les échos du village. En un instant, tous furent rassemblés devant la maison. Les femmes déjà s’étaient précipitées dans la chambre. Mais, quand Hughes voulut s'élancer dans l’escalier qui y menait. Bran Maelduin lui barra le passage.

-    Non! Je aller seul d'abord. C’est sa corps qui aller mieux.

-    Vous avez peur que je lui fasse du mal? Je veux seulement lui dire que je l’aime.

-    Moment peut-être pas bien choisir pour parler de l’amour.

En entrant chez Marjolaine, le petit moine constata qu’en effet elle allait beaucoup mieux. La fièvre était tombée et, si sa faiblesse était grande encore, si son pied la faisait encore souffrir, du moins accueillit-elle volontiers la nourriture qu’on lui apporta.

Avant l’arrivée de Bran Maelduin, Pernette, avec beaucoup de ménagements, avait appris à la jeune femme comment s’était achevée sa terrible aventure, comment on l’avait retrouvée, ramenée, soignée et comment, depuis quatre jours à présent, l’existence de tous avait tourné autour de la sienne. Aussi remercia-t-elle chaleureusement l’Irlandais de ses soins, regrettant seulement que l’on eût, à cause d’elle, interrompu le voyage.

-    Voyage pas interrompre, dit Bran paisiblement. Qui vouloir partir, partir.

-    Ceux dont on n'avait pas besoin sont partis, traduisit Pernette avec ressentiment. La Danoise est partie avec ses gens et tout le mal qu’elle avait apporté! Il n’y a plus autour de vous que des amis. Et sire Hughes.

Marjolaine tressaillit, tandis que Bran Maelduin jetait à Pernette un regard chargé de reproche.

-    Est-il donc encore ici? Il n'est pas parti avec les autres?

-    Non. Il est là, en bas. Il a été là tous les jours, toutes les nuits, à toutes les heures. Oh! chère Marjolaine, il a été si malheureux du mal qu'il vous a fait et...

De la main, la jeune femme l'interrompit.

-    Il ne m'a fait aucun mal. Moi seule suis coupable! Moi et ma folle imagination. J’ai failli céder à une tentation diabolique et j’en ai été punie, comme il se devait. C’est très bien ainsi, n’accusez personne.

-    Alors, reprit Pernette, je peux lui dire que vous lui pardonnez? Je peux l’autoriser à venir vous voir?

-    Je n’ai rien à lui pardonner. Dites-le-lui. Dites-lui aussi qu’il sera meilleur pour lui comme pour moi de ne plus nous revoir. Je voudrais qu’il parte, qu’il rejoigne les autres. Nous n’avons besoin que de frère Bran pour nous conduire à Compostelle. Et le baron a une mission à accomplir.

-    Partir sans vous? Il n’acceptera jamais.

-    Il faudra bien. De toute façon, nous n’avions plus beaucoup de chemin à faire ensemble. J'avais décidé qu’à Compostelle nous nous séparerions. Ne me posez pas d'autres questions, Pernette. Laissez-moi reposer un peu et ne m’en veuillez pas. Ce soir, frère Bran, je voudrais que vous reveniez causer avec moi. J’ai besoin de voir clair et de décider avec vous de ce que je dois faire.

Ayant dit, elle ferma les yeux. En silence, tous se retirèrent, mais Bran Maelduin se contenta de dire à Hughes que Marjolaine s’était endormie et qu’elle était trop lasse pour recevoir qui que ce soit. Le chagrin qui était inscrit sur ce dur visage d’homme lui inspirait une profonde pitié, née d’ailleurs dans la confession désespérée qu’il avait reçue de lui. Il serait bien temps demain de lui apprendre que la jeune femme ne voulait plus le revoir jamais et qu’elle désirait qu’il parte. Le petit moine, à présent, appréhendait ce moment dont il savait qu’il serait pénible.