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Pour se donner du courage, il s’en alla prier un moment dans la petite paroisse du village. C’était une église pauvre et nue : des murs de torchis, un autel de pierre brute, une grande croix de bois noir devant laquelle brûlaient des chandelles de cire jaune qui ne sentaient guère bon. Mais par son dépouillement même, elle rappelait à l’Irlandais les chapelles de son pays et il y retrouvait la même paix.

A genoux sur la terre battue dont était fait le sol, il pria longtemps pour ces deux êtres qu’il aimait, qui s’aimaient et que pourtant tout s’acharnait à séparer.

-    Toi qui es justice et bonté, Seigneur, pourquoi les as-tu fait se rencontrer puisque rien n'était possible? Elle est trop pure pour lui qui n'est qu'un homme de chair et de sang. Il ne peut lui offrir qu'un amour humain et l'amour humain la terrifie, lui fait même peut-être horreur parce qu'elle y voit un péché. Pourtant, elle l'aime et elle accepterait tout si tout était possible. Mais il est marié! Oh, Seigneur, je t'en prie, fais-leur miséricorde. Donne-leur au moins l'oubli puisque le bonheur n'est pas possible. Et moi, ton serviteur maladroit, aide-moi à leur adoucir la cruauté de la séparation. Aide-moi à trouver les mots, moi dont le langage est différent, pour leur dire qu'un jour, auprès de toi, ils se retrouveront pour l’éternité.

Ce fut dans cette même église, au pied de cette même croix, qu’il choisit de dire à Hughes, le soir même, ce que Marjolaine lui avait confirmé : elle voulait qu'il parte vers Compostelle sans attendre sa guérison qui d'ailleurs ne saurait tarder. Elle-même ne ferait qu’y passer juste le temps nécessaire pour accomplir entièrement son vœu de pèlerinage. Ensuite, elle gagnerait un port voisin car elle avait appris à Blaye qu’il était possible de gagner Compostelle par mer en débarquant dans un port nommé La Coruña[1 - La Corogne]. Et c'est par mer qu'elle reviendrait en France pour s’y enfermer dans un couvent jusqu’à la fin de ses jours.

-    Elle veut que je parte? demanda Hughes d’une voix blanche.

-    Oui.

-    Que je parte sans la revoir?

-    Oui, dit encore Bran Maelduin sans oser regarder cet homme qui semblait frappé à mort tant il était pâle.

Parce qu'il le sentait prêt à s'évanouir, il ajouta que Marjolaine demandait qu'on libérât Léon Mallet définitivement. Point n'était besoin de le livrer à la justice pour obtenir la punition d'Etienne Grimaud. Quand elle aurait atteint l'asile qu'elle se choisirait, elle ferait parvenir à son « neveu » une donation en bonne et due forme, l'abandon total de ses biens à l'exception de la dot qu'elle apporterait, dans l'espoir qu'il deviendrait meilleur. Elle demandait encore qu'Hughes voulût bien veiller à ce qu'Ausbert Ancelin pût reprendre une vie normale, définitivement déchargé de toute accusation.

Les poings serrés, Hughes écoutait ces recommandations qui ressemblaient si fort à un testament. Il ferma les yeux pour opposer la barrière des paupières aux larmes qu'il sentait monter. Il avait envie de pleurer, de crier, de se rouler par terre, de frapper même cet ami dont la voix pourtant compatissante disait des choses qui lui faisaient tant de mal. Ne plus la voir, ne plus l'entendre! Savoir seulement qu'elle existait quelque part enterrée toute vive sous les pierres d'un couvent de moniales. Quant à elle, elle garderait de lui l'image ignoble d’un homme accouplé sans amour à une autre femme. Il serait cela dans son esprit et tant qu'elle vivrait. Elle ne voulait pas lui permettre de pleurer à ses pieds, de lui dire qu'il n'était pas seulement comme elle l'avait vu, et que son amour aurait pu faire de lui un autre homme, un homme digne d'elle. Alors, comme Bran Maelduin lui demandait s'il acceptait ce que Marjolaine souhaitait, il dit :

-    Oui. Mais à une seule condition. Je partirai pour Compostelle cette nuit même. Je la laisserai achever sans moi le voyage que j’aurais voulu si beau. Mais je veux la revoir à Compostelle. Je veux la revoir une seule fois!

-    Elle pas accepter.

-   Si. Elle ne pourra pas refuser. Je veux la revoir dans la cathédrale, au tombeau de l’apôtre où j'avais juré de la conduire. Je vous dirai le jour et l’heure car je saurai quand vous arriverez. Je la reverrai au milieu d’une foule, mais je la reverrai! A ce prix seulement j’accepte de partir.

Il y eut un silence. Bran Maelduin ne disait rien. Les yeux baissés, les mains au fond de ses manches effrangées, il semblait réfléchir, ou prier. Hughes murmura :

-    Vous lui demanderez? (L’Irlandais hocha la tête. Alors Hughes dit encore :) Elle viendra?

-    Oui. Je lui dire. Elle venir.

La nuit était encore noire et le coq venait de chanter quand le pas des chevaux éveilla les échos du village endormi. Marjolaine, qui ne dormait pas, l’entendit croître, s’arrêter un instant près de la maison, enfin s’enfler en un galop qui décrût bientôt et s’éteignit tout à fait. Le coq chanta une seconde fois.

Auprès d’elle, la jeune femme entendit pleurer Aveline et dit doucement :

-    Tu le reverras, petite. Je l’ai promis.

-    Mais pour combien de temps? C’est fini à présent. C’est fini!

-    Qui sait? Tu es libre, si tu veux. Tu pourras le suivre quand je partirai.

-    Vous... vous savez bien que non. Il n’est qu’écuyer, mais il sera peut-être chevalier. Il est noble et moi je ne suis rien. Je savais que ça finirait un jour. J’aurais seulement voulu que ça dure encore un peu, rien qu’un peu.

Marjolaine ferma les yeux. Quelque chose se noua dans sa gorge et, sur la douleur de sa petite servante, elle laissa couler les larmes qu’elle se refusait à elle-même.

Deux jours plus tard, Marjolaine et ses derniers compagnons quittaient à leur tour le petit village de Castille. Il était plus que temps pour eux tous d'aller chercher la paix et l'oubli dans la cité où le miracle était le pain quotidien.

Un soir, du haut du Mont de la Joie où, suivant le rite, ils plantèrent tous une petite croix, les pèlerins aperçurent enfin les clochers et les toits de Compostelle. C'était au coucher du soleil et la ville flamboyait sur un fond d'or liquide, tellement semblable à leurs rêves, sous cette lumière irréelle, que tous se jetèrent à genoux pour baiser cette terre tant espérée et pour prier. Tout à l'heure, dans la petite rivière dont le nom gaillard de Lavamentula avait fait s'esclaffer Nicolas Troussel, ils s'étaient tous baignés, lavés aussi soigneusement que possible. Il s'agissait d'abandonner les dernières poussières, les dernières sanies de la route pour aborder aussi propres que possible la ville qui leur semblait l'antichambre même du paradis.

Depuis qu'ils étaient en Galice, d'ailleurs, le chemin leur avait paru moins rude. Finie l'aridité sauvage de la Castille, finis les paysages inhumains sans herbe et sans verdure. La Galice avec ses forêts de pins et de chênes verts, ses cyprès et les fleurs que les douces pluies faisaient pousser dans les jardins, avec le vent salé qui lui venait de la mer proche était déjà pour eux un lieu de délices et de rémission. Les dernières étapes avaient paru s’enfuir allègrement sous leurs pas, tandis que leurs esprits laissaient la joie effacer tant d’épreuves, tant de peines, tant de souffrances. Ils étaient partis près d'une centaine et ils arrivaient dix fois moins nombreux. Et plus d'un se demandait s’il aurait le courage de refaire, en sens inverse, le terrifiant voyage. Tous savaient que Marjolaine rentrerait par mer et tous pensaient que ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée d’en faire autant puisque le vœu était accompli...