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Alors, avant de ramener Ausbert Ancelin et le pauvre Fulgence, toujours aussi fou, à l’abbé Suger, Hughes était allé à la maison de Saint-Denis, non sans émotion, puisque c’était la maison qu’avait aimée Marjolaine, celle où elle avait connu les quelques rares bons moments de sa vie d’épouse. Il y avait vu dame Aubierge, en grand deuil, comme il sied à quelqu’un qui vient de perdre encore une fois son maître, mais pas autrement triste de l’événement. Par contre, elle ne savait rien, elle non plus, de Marjolaine qu’elle croyait encore en chemin.

-    Je voudrais pourtant bien qu’elle revienne à présent qu’elle n’a plus rien à craindre. Elle est libre, riche et si belle! Ce serait bonne chose qu’elle trouve un gentil compagnon qui saurait lui faire oublier ses tourments et lui donner de beaux enfants.

Cette image-là, Hughes ne l’avait pas beaucoup aimée. Néanmoins, il avait fait promettre à la gouvernante de lui faire parvenir un message dès qu’elle apprendrait quelque chose. Et Aubierge avait promis.

-    Mais depuis des mois que je suis rentré, elle ne m’a rien fait tenir. Elle a oublié sa promesse.

-    Ou on ne lui a pas permis de la tenir. Tu m’as dit toi-même que ta douce amie ne voulait plus te revoir jamais.

-    Je sais. Mais je n’arrive pas à me résigner à l’idée de l’avoir perdue pour toujours. La suite, tu la sais déjà : j’ai laissé mes Parisiens à Paris et, avec Bertrand et Guegan, je suis revenu ici. Voilà.

-    Non, tu ne m’as pas tout dit, se plaignit gentiment Gerbert. Parle-moi de ces gens que tu es allé voir à Noya. De ce qu’ils t’ont remis. L’ont-ils fait sans difficulté à la seule vue du joyau que l’on t’avait donné?

Brusquement, le regard d’Hughes s’illumina. Noya, cela avait été une halte rafraîchissante dans le désert de sa douleur. Il avait trouvé là des gens comme il ne croyait pas qu’il pût en exister et un site si beau qu’il avait eu envie d’y rester. Et tout à coup, il redevint prolixe comme il l’avait été pour évoquer Marjolaine car dans son esprit Noya et la jeune femme se rejoignaient : celle-ci était la halte, celle-là était la source, et le bonheur suprême eût été de vivre auprès de l’une dans le doux climat de l’autre.

Noya, pourtant, ce n’était rien qu’un village de pêcheurs au bord d’une de ces profondes rias galiciennes où la mer rejoint un petit fleuve. Un village au milieu de la verdure, avec des maisons blanches, une église courtaude, des barques, effilées comme des poissons, à l’abri d’un petit port, des filets séchant au soleil et d’étranges pierres disséminées un peu partout, de grosses pierres portant des sculptures étranges, des dessins qui étaient peut-être une écriture, des formes de labyrinthes devant lesquelles Bran Maelduin avait pleuré de bonheur en disant qu’en son pays d’Irlande il y avait des pierres semblables. Et puis les habitants, bien différents du peuple galicien : des hommes grands, blonds le plus souvent, avec le port altier des races seigneuriales, des filles dont certaines avaient la beauté de déesses antiques, de purs profils de médailles, des cheveux d’or ou des cheveux de nuit, de larges yeux qui ne semblaient pas appartenir à ce monde. Ils parlaient entre eux une langue étrange qu'à la grande surprise d'Hughes, Bran Maelduin parlait avec une parfaite aisance. Selon lui, d'ailleurs, la chose était simple : après le grand cataclysme, qui avait brisé l’île d'Atlantide, une petite partie du peuple, les marins surtout, avait pu fuir. Ils avaient abordé en différents points de la figure de proue européenne : en Irlande, en Armorique, en Galice et, plus bas, à Tartessos qui était déjà une colonie atlante. La langue commune avait été apportée par eux.

Et puis, il y avait eu Arganthonios, le chef du village, le grand vieillard que tous révéraient parce qu’il détenait le savoir et les antiques traditions. Et Hughes qui s’était attendu à combattre peut-être, pour obtenir ce qu’il était venu chercher ou pour défendre l’étrange joyau qu’on lui avait confié, s’était trouvé soudain en face d'un homme aux longs cheveux blancs, d'une grande noblesse et d'un maintien si majestueux qu'il en était impressionnant. Et cet homme s'était prosterné, le front dans la poussière, quand le messager d'Odon de Lusigny avait montré le trident portant le soleil et les hippocampes. Puis il avait montré aux voyageurs le chemin de sa maison où il leur avait offert le pain et le vin, les poissons et le miel sur une petite terrasse blanche ombragée d'une somptueuse vigne chargée de pampres violets.

En échange du trident, Hughes avait reçu, pendu à un lien de cuir, un poisson de métal ciselé dont le museau pointait toujours dans la même direction : celle du sud quand on le posait sur un bol d'eau. C'était grâce à ce simple instrument que les navigateurs atlantes sillonnaient jadis les mers.

- Nous en avons tous ici, dit Arganthonios, car la fabrication en est simple : il suffit de chauffer le fer à blanc quand on a découpé le poisson, puis de le jeter vivement dans de l'eau froide. Ce n'est pas un présent d’un grand prix pour toi qui nous apportes l’antique emblème royal de nos pères.

Il avait alors ajouté un rouleau de fine peau étirée et tendue où était peint le contour de l’île engloutie et des terres qui limitaient le grand océan qui la baignait.

-    Si tu as le courage de t’embarquer au péril de la grande mer, dit-il à Hughes, tu retrouveras peut-être des restes de ce qui fut l’Atlantide.

-    N’as-tu jamais essayé?

-    Non. Nous avons perdu le secret de la construction des grands navires qui faisaient notre richesse. Et puis à quoi bon? Je suis vieux. Notre terre est ici depuis longtemps. Mes fils chercheront s’ils le souhaitent.

Après une nuit passée au foyer du vieillard, Hughes et ses compagnons étaient repartis, emportant, avec eux le souvenir d’un instant exceptionnel. A leur tour, ils avaient gagné La Coruña pour s’y embarquer car aucun ne se sentait plus le courage de refaire l’interminable chemin. Ils avaient eu hâte d’atteindre Rochella où Bénigne leur avait réservé un accueil enthousiaste. Mais quand il leur avait offert de rester avec lui, de travailler à ce port, à ces vaisseaux destinés à être lancés vers l’inconnu, aucun n’avait accepté car, à mesure qu’ils s’éloignaient de Noya, les rêves perdaient de leurs couleurs. Et puis presque tous avaient été malades en mer. Chacun souhaitait retourner à sa vie et ses habitudes.

-    Il y a des jours pourtant où je pense à tout cela. Peut-être aurais-je dû rester à Rochella.

-    Tu es fou. J’ai déjà entendu parler de la grande mer occidentale. Chacun sait qu’elle ne mène à rien qu’à un gouffre sans fond, au néant. Un Fresnoy n’a rien à faire dans une si folle aventure.

-    Pourtant, cette terre engloutie, s’il en restait quelque chose?

-    Si elle a existé, elle a dû glisser, elle aussi, dans l’abîme. Il ne faut pas tenter Dieu. Allons dormir à présent. La nuit est bien près de sa fin. Comment te sens-tu?

Hughes s’étira, bâilla.

-    Je ne sais pas encore. Mieux, je crois. Cela m’a fait du bien de parler d'elle.

Sorti au matin pour surprendre le bailli d’un de ses villages dont Gerbert lui avait signalé la conduite coupable, Hughes rentrant à Fresnoy trouva Bertrand qui, armé d’un arc et de flèches, tirait les corbeaux près de l'étang gelé.

L’écuyer s’était absenté deux jours pour se rendre chez son père, un petit seigneur des environs de Laon. Mais si l’on en jugeait la mine fort sombre qu’il arborait et l'espèce de rage qu’il mettait à lancer ses flèches - très mal d'ailleurs -, on pouvait supposer que cette visite ne lui avait pas été aussi agréable qu’elle aurait dû être.