Выбрать главу

-    Te voilà rentré? dit Hughes en guidant son cheval à travers l'herbe gelée. Comment vont sire Guillaume et dame Cécile?

-    Bien, grogna Bertrand sans s’étendre davantage sur le sujet.

Avançant encore Hughes vit qu’il avait les yeux pleins de larmes et luttait difficilement pour les retenir. Du coup, il descendit de cheval et rejoignit son écuyer sur la levée givrée où il se tenait.

-    Que s’est-il passé, Bertrand? demanda-t-il. Je ne t’ai jamais vu avec cette figure à l’envers.

Lâchant à la fois son arc et ce qui lui pesait sur le cœur, Bertrand s’assit, les coudes aux genoux.

-    Mon père veut me marier. Il a demandé la main d’une mienne cousine sans s’inquiéter de ce que j'en pensais.

Hughes vint s’asseoir à côté de lui.

-    Tu devais bien penser que ça arriverait un jour. Il est normal que ton père veuille te voir fonder une famille.

-    Pour lui transmettre quoi? Nous n’avons rien. Je ne suis même pas chevalier et sans doute ne le serai-je jamais car le simple achat du haubert ruinerait la famille entière.

-    Cela ne devrait pas te tourmenter. Je suis là pour ce genre de choses.

-    Je sais, sire Hughes, mais là n’est pas la question. Je me fiche éperdument d’être chevalier. Je suis bien avec vous. Mais je ne veux pas me marier puisqu’il ne m’est pas possible d'épouser celle que j’aime.

-    Que vas-tu faire, alors?

-    Je ne sais pas. Partir.

-    Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout ça? Tu es mon écuyer et tu ne peux partir sans mon autorisation.

Cette fois, les larmes jaillirent en dépit de la volonté de Bertrand.

-    Vous n’allez pas me la refuser, n’est-ce pas, sire Hughes? D’ailleurs, vous n’avez plus guère besoin d’un écuyer. Pour ce que nous faisons ici depuis le retour.

Le reproche frappa Hughes au plus sensible parce qu’il faisait écho à ses propres pensées.

-    Pas grand-chose, je l’avoue. Moi aussi j’aimerais partir. Pourquoi pas la Terre sainte? Nous pourrions aller y faire quarantaine comme Gippuin Le Housset et les autres.

-    Et ça changerait quoi? A moins d’être tués, il faudrait toujours revenir ici.

-    Oh, rien ne nous y obligerait. Nous pourrions nous faire templiers. (La moue de Bertrand lui fit comprendre qu'il ne souhaitait guère s’en aller en Palestine.) Alors? Qu'est-ce que tu proposes? Où veux-tu aller si la défense du tombeau du Christ ne te tente pas?

Bertrand, rageusement, essuya ses larmes. A présent il tournait vers son maître un regard incertain.

-    Vous allez me prendre pour un fou.

-    Nous le sommes tous plus ou moins. Dis toujours!

-    Je voudrais aller rejoindre Bénigne, Pierre et les gens du Temple qui bâtissent Rochella.

-    Tu veux te faire charpentier, tailleur de pierre, calfat ou quelque chose comme ça? Drôle d’idée!

-    Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Je veux m'embarquer sur l’un de ces navires qu'ils construisent. Je veux partir sur le grand océan à la recherche des restes d'Atlantide.

-    Tu es fou! Il ne reste rien. Le cataclysme a été total. En dépit de ce qu'il s’efforce de croire, Arganthonios lui-même est persuadé que la mer a tout pris et que la grande île a glissé dans le gouffre qui termine l’océan.

-    Si je suis fou. Bénigne l’est aussi, et fou aussi Robert de Craon, le grand maître du Temple qui l'anime et animait Odon de Lusigny. Ces hommes croient qu'il y a quelque chose et je voudrais, moi aussi, y aller voir.

-    S'il n'y a rien, dit Hughes tristement, tu ne reviendras pas.

-    Et après? Je ne souhaite pas revenir. Du moins serai-je mort en cherchant quelque chose de valable, pas pour quelques pierres, d'où le Christ est parti depuis longtemps. Si vous voulez tout savoir, je suis las des reliques, des oraisons, de tout ce que nous avons vu dans cet interminable voyage. Et s’il est bon de construire des temples nouveaux, superbes et toujours plus nombreux à la gloire de Dieu, cette dévotion à quelques fragments d'os me paraît dérisoire. Dieu a créé un monde immense; je veux voir jusqu'où il va.

Hughes garda le silence un instant. Puis soupira ;

-    D’accord! mais dis-moi la vérité vraie. Tu espères qu’à Rochella Pernette aura reçu quelques nouvelles?

-    Peut-être. En ce cas, j’irai vers Aveline et je lui demanderai de me suivre. Ou bien nous irons ensemble bâtir un autre monde, ou bien nous périrons ensemble. Mais tourner complètement le dos à tout ce qu’il y a ici, c’est le seul moyen que nous ayons d'être ensemble, au moins dans la mort. Mon père a ricané quand je lui ai dit que j’en aimais une autre. Qu’Aveline soit belle et bonne et douce ne signifie rien pour lui : ce n’est qu’une servante. L’autre, celle qu’il veut me faire épouser, a des yeux louches, un nez qui coule perpétuellement, mais elle a une chaîne d’or et trois bouts de terre. Je ne veux pas lui sacrifier ma vie. Que je meure, mais heureux ou libre! Et sur le plus beau chemin que Dieu ait créé pour atteindre l’éternité : la mer.

La mer! Cette immensité dont les yeux de Marjolaine possédaient la couleur, Hughes savait qu’il l’aimait aussi. Il en avait senti les frémissements profonds sous ses pieds dans le bateau qui les ramenait de La Coruña. Non seulement il n’avait pas été malade, mais il avait éprouvé une sorte de joie animale.

Il se releva, tendit la main à Bertrand pour l’aider à en faire autant.

-    Viens! On gèle ici. Rentrons. Nous reparlerons de tout cela bientôt. Peut-être as-tu raison : c’est un beau chemin pour l’éternité.

Ils en parlèrent plus tôt qu’ils ne l’imaginaient.

Le lendemain soir, tandis que les serviteurs allumaient les chandelles et dressaient les tables, l’un des soldats de garde au pont-levis vint dire à Hughes que trois hommes demandaient à le voir.

-    Je voulais les chasser, dit le garde, car ils me semblaient gens de peu, mais ils ont insisté. Ils sont au corps de garde.

-    Qui te permet de décider de garder ou de chasser celui qui frappe à ma porte? gronda Hughes. Ne recommence pas ou je te fais fouetter.

L’homme s’excusa sur la petite mine des arrivants. C’était un jeune soldat qui n’avait pas encore l’habitude du château. Chez certains, on ne recevait à la nuit close que les gens connus ou ceux d’Eglise.

-    Ont-ils donné un nom? demanda Hughes.

-    Oui. Celui qui paraît le chef m'a dit qu'il s'appelait Arcelin... ou Aucelin.

-    Ancelin, imbécile! J’y vais!

Envahi d'une joie inexplicable, si l'on s'en tenait au peu de sympathie qu'il avait naguère nourri contre le pénitent, Hughes se précipita au corps de garde et y trouva trois hommes occupés à secouer la neige de leurs manteaux. Non seulement c'était bien Ausbert Ancelin, mais ceux qui l'accompagnaient n'étaient autres que Nicolas Troussel et Léon Mallet.

Fresnoy les accueillit chaleureusement comme il aurait accueilli tout ce qui avait touché, de près ou de loin, à Marjolaine, mais sans dissimuler sa surprise.

-    Ce m'est joie de vous voir, amis! Mais quel vent vous a conduits jusqu'ici et par ce temps?

-    Il fallait que l'on vous voie, sire Hughes, dit Nicolas. Le hasard nous a fait nous rencontrer il y a trois jours, à la taverne des Trois Maillets. On s'est raconté notre vie et on s’est aperçus qu'elle ne nous convenait plus. Moi j'ai vu trop de choses au cours du chemin et je ne m’intéresse plus aux bagarres d'étudiants entre collèges, ni aux dissertations sur des sujets fumeux. Et surtout je n’ai pas envie d'être clerc puis prêtre comme le veut mon tuteur, le prieur de Long-pont. Il a été d'accord pour que je parte à Compostelle dans l'espoir que je reviendrais, doux comme un agneau, me mettre sous le joug qu'il m’a préparé. Comme je lui ai dit qu'il n'en était rien, il m'a fait fouetter et enfermer. Je me suis sauvé. Depuis, j'ai vécu chez les mendiants.