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-    Moi, dit Ausbert, je suis retourné, après la grâce de l'abbé, dans ma maison de Cercelles. Mais je n'y ai plus rien trouvé. Ma femme était partie et elle avait tout emporté, même mes outils de tonnelier. J'ai d’abord essayé de la retrouver, mais quand j’ai su où elle était, le maître de la maison a lancé ses chiens sur moi. Alors j’ai essayé de vivre dans mon village, mais même après que l'on m’eut proclamé innocent, il y avait encore des gens qui ne voulaient pas le croire. Il a eu de la chance, qu'ils disaient, mais ça ne prouve pas qu'il n'ait pas tué. Alors je suis allé chercher refuge à Saint-Denis pour ne pas mourir de faim. Mais l'abbé a pris d'autres tonneliers. On m'y a employé à la porcherie, mais puisque je ne pouvais plus travailler le bois, faire mes tonneaux, ça ne m'intéressait pas, même si j'avais à manger et un peu d'argent.

-    Moi, dit Léon Mallet, j'ai bien retrouvé ma boutique et on ne m'avait rien volé parce que j'ai de bons voisins. Mais la mercerie, je n’y ai plus le cœur. Auner du fil, vendre des aiguilles, entendre cancaner les commères à longueur de journée, je ne pouvais plus. Si encore Modestine était revenue avec moi, mais sans elle!... Alors j'ai vendu ma boutique et j’ai commencé à boire.

-    ... aux Trois Maillets, reprit Nicolas. C'est là qu'il nous a trouvés et, si on peut paraître devant vous habillés convenablement, c'est grâce à lui. Et puis on est venus.

-    Je vois! dit Hughes, en leur versant à chacun un grand gobelet de vin chaud. Et j'ai vraiment joie à vous voir. Mais que voulez-vous de moi?

Les trois hommes s'entre-regardèrent puis, finalement, Ausbert se décida.

-    On est venus vous dire qu'on aimerait repartir avec vous si vous en aviez l'idée. Vous avez été pour nous un bon chef et un bon guide.

-    Et puis, ajouta Nicolas, on a pensé aussi que, peut-être, vous n'êtes pas vous non plus si content que ça d'avoir retrouvé vos habitudes. Alors, si vous aviez envie de faire un autre voyage, d'aller... je ne sais pas...

-    En Terre sainte?

-    Pourquoi pas, si ça vous chante? Aller là ou ailleurs! Les Sarrasins ne doivent pas être pires que les gens de Paris quand ils vous suspectent. Et il faut bien mourir quelque part.

-    Et si je ne souhaite pas partir? fit Hughes. Qu’allez-vous faire? Voulez-vous rester ici? Vous n’aurez peut-être pas une vie bien passionnante, mais vous serez à l'abri, protégés, et on essaiera de vous faire travailler.

-    Non, dit Ausbert. Si vous n’avez pas idée de départ, on s’en ira. J’aimerais aller à Rochella, rejoindre Bénigne.

-    Moi aussi, dit Nicolas.

-    Moi aussi, dit Léon.

-    Mais, en ce cas, pourquoi diable n’y êtes-vous pas restés quand Bénigne vous l’a proposé?

-    Parce qu’on était idiots, soupira Léon. On espérait retrouver des choses que l’éloignement et le voyage rendaient bien plus belles qu’elles ne sont. On ne savait pas!

-    Vous voulez naviguer alors que vous avez été malades comme des bêtes?

-    Qui parle de naviguer? On a des bras pour travailler, reprit Ancelin. Bénigne et Pierre, ils travaillent le bois de charpente. Je peux m’y mettre.

-    Et ils auront besoin de voiles pour leurs bateaux. Je peux les coudre, renchérit Léon.

-    Et toi? dit Hughes en regardant Nicolas.

-    Moi? Moi, je veux embarquer! s’écria le garçon, les yeux soudain pleins d’étoiles. Vous savez bien que les voyages m’attirent. Je suis un curieux, moi.

-    Je sais. Mais puisque vous savez où vous voulez aller, pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici, au risque d’être emmenés ailleurs? Il fallait prendre la route et aller tout droit à Rochella.

-    Je vais vous dire, fit Ausbert après avoir consulté ses compagnons du regard. Mais pardonnez-nous si on a l’air de s’occuper de ce qui ne nous regarde pas. Voilà. Quand on a quitté Rochella, il nous a semblé que vous n’aviez pas vraiment envie d’en partir. Vous êtes resté longtemps à regarder la mer du haut de votre cheval. Et puis vous regardiez aussi dame Pernette, comme si vous étiez quelqu'un en train de se noyer et elle une petite branche. Trois fois vous êtes revenu vers elle.

C'était vrai. Hughes avait eu beaucoup de peine à quitter Pernette. Elle avait été la compagne de Marjolaine, elle l’avait aimée, soignée et il avait l’impression que si, au monde, quelqu’un pouvait savoir où elle se cachait, c’était elle. Pourtant Pernette était claire, limpide comme une source. Si elle disait qu’elle ne savait rien, on devait la croire.

Brusquement, Hughes demanda :

-    Avez-vous eu des nouvelles de dame Marjolaine? Savez-vous ce qu’elle est devenue?

-    Non. J’aurais bien voulu pourtant. Mais on dirait qu’elle a disparu de la surface du monde, comme si le vent l’avait emportée et sans laisser la moindre trace. C’est peut-être normal d’ailleurs. Elle doit être dans quelque couvent, mais lequel? Il en est tant en France. N’avez-vous pas cherché?

-    Si. Autour de Paris et dans la région où elle est née. Je suis même allé à sa maison natale. Personne n’a pu me dire quoi que ce soit. Personne ne sait où elle est.

-    Voilà pourquoi nous avons pensé que vous aimeriez peut-être reprendre la route avec nous. Peut-être que, depuis le temps, dame Pernette a appris quelque chose.

-    Moi, j'irai avec vous, dit Bertrand qui était entré sans qu'on l'entendît. Laissez messire Hughes. Toute sa vie est ici. Pourquoi voulez-vous qu'il reparte? Vers quel rêve fumeux? Vers quel espoir impossible? Ne faites pas miroiter de fausses espérances à ses yeux. Dame Marjolaine s’est fait disparaître elle-même. Je crois, moi, que nul n’entendra plus parler d'elle.

-    Alors, dit doucement Hughes, qu’est-ce que tu veux que je fasse ici à présent? La mer, au moins, me rappellera ses yeux. Je partirai avec vous, mes amis. Il sera plus passionnant de voguer vers l’infini que de croupir dans quelque monastère.

Quelques jours plus tard, Hughes faisait ses adieux à tout ce qui avait été sa vie jusqu’à ce jour. A son frère Gerbert, il avait fait remise pleine et entière de ses biens, terres et titres, à charge pour lui de servir pension à dame Hermelinde si elle souhaitait demeurer à Fresnoy. A ses vassaux, à ses serviteurs, il avait dit adieu au cours d’une belle et imposante cérémonie aux torches, dans la cour du château, en remettant à chacun une pièce d’argent et en leur recommandant de servir sire Gerbert comme ils l’avaient servi lui. A quelques pas de lui, le nouveau baron de Fresnoy pleurait sans honte auprès de sa jeune femme.

Ensuite, il était allé saluer une dernière fois celle qui avait été sa femme. Elle l’avait regardé venir du fond de l’immense lit couvert de fourrures qu’elle ne quittait plus et il avait eu le cœur serré de voir qu’à présent elle y tenait si peu de place. Son visage était mince et gris comme du parchemin et, sur la couverture de menu vair, ses mains ressemblaient à des griffes.

-    Ainsi vous partez, sire Hughes, murmura-t-elle. Et vous partez sans espoir de retour, m’a-t-on dit?

-    Oui, dame. Le dur chemin de Compostelle m'a donné le désir d’en parcourir un autre, plus dur encore pour l’expiation de mes fautes qui sont sans nombre. Mais avant de l’entreprendre, j’ai voulu venir à vous, pour vous prier humblement de me pardonner tout ce que vous avez souffert par moi.

Le petit rire qu’elle eut le surprit.

-    Je n’ai pas souffert par vous, Hughes, sinon dans mon orgueil. Je ne vous aimais pas assez. Pas plus que vous ne m’aimiez d’ailleurs. Et je ne peux vous reprocher de partir, surtout pour une si noble cause. Moi-même, je vais aussi partir bientôt.