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Il était inévitable, je suppose, que je finisse par rencontrer le proconsul romain un jour ou l’autre. Venetia est une petite ville ; et il lui fallait gagner les grâces de l’aristocratie locale. De notre côté, nous étions obligés de nous montrer civils envers lui : chez les Romains tous les bénéfices suivent la voix hiérarchique vers le haut, et il était après tout l’envoyé de l’empereur à Venetia. Lorsque des terres, des rangs militaires, des offices municipaux lucratifs seraient distribués, Quintus Pompeius Falco se chargerait de la tâche et, s’il le désirait, il pourrait parfaitement ignorer les anciens puissants de la ville pour en promouvoir de nouveaux. Il appartenait donc à ceux qui avaient jadis été des hommes de pouvoir de le courtiser s’ils voulaient garder leurs hautes fonctions. Falco avait ses prétendant comme j’avais les miens. Les jours de fête, on le voyait au temple de Zeus entouré de notables vénitiens qui le flattaient servilement comme s’ils avaient devant eux Zeus en personne. Il avait la place d’honneur à bien des banquets ; on l’invitait à des parties de chasse sur les propriétés des grands nobles ; souvent, lorsque les barges des membres de la haute société défilaient le long de nos canaux, on apercevait Pompeius Falco parmi eux sur le pont, riant, une coupe de vin à la main et acceptant les flatteries de ses hôtes.

Comme je l’ai dit, il était inévitable que je finisse par le rencontrer. De temps en temps, je le voyais en train de me regarder de loin au cours de quelque grande réception ; mais je ne lui avais jamais donné la satisfaction de répondre à son regard. Puis vint le soir où il me fut impossible d’éviter un contact direct avec lui.

C’était au cours d’un banquet dans la villa du plus jeune frère de mon père, Demetrios. Mon père n’étant plus de ce monde, Demetrios était à la tête de la famille et une invitation de sa part avait valeur d’ordre. J’ignorais toutefois que Demetrios, malgré les sacs d’or et les nombreuses propriétés dans l’arrière-pays qu’il possédait, visait une carrière politique dans la nouvelle administration romaine. Il souhaitait devenir Maître de la Cavalerie, ce qui n’avait rien d’un poste militaire – à quoi pouvait bien servir une cavalerie dans l’environnement lacustre de Venetia ? C’était en fait une sinécure lui permettant de prétendre à la perception d’une partie des bénéfices des impôts de la ville. Il souhaitait donc se lier d’amitié avec Pompeius Falco et l’avait ainsi invité au banquet. À mon grand effarement, il m’avait placée à table à la droite du proconsul. Mon oncle avait-il donc l’intention de jouer les proxénètes pour gagner quelques ducats supplémentaires par an ? Cela semblait être le cas. J’étais folle de rage. Mais je ne pouvais faire autrement que de jouer le rôle qui m’était imposé. Je ne souhaitais pas provoquer un scandale dans la demeure de mon oncle.

Falco s’approcha de moi : « Il semble que nous allons être compagnons ce soir. Puis-je vous accompagner à votre place, Dame Eudoxia ? »

Il parlait grec, et un grec tout à fait correct, bien qu’il y eût dans sa façon de parler un fort relent barbare. Je le pris par le bras. Il était plus grand que je ne l’imaginais et très large d’épaules. Le regard alerte et pénétrant, il avait aussi un sourire vif et énergique. De loin il m’avait semblé plus jeune, mais maintenant je me rendais compte qu’il était plus âgé que je ne le pensais et devait avoir dans les trente-cinq ans, peut-être plus. Je détestais sa décontraction, son assurance, sa suffisance et sa maîtrise de notre langue. Je détestais même son épaisse barbe noire : la barbe n’était plus à la mode dans le monde grec depuis plusieurs générations. La sienne était courte et dense, comme celle d’un soldat, ce qui lui donnait l’air d’un de ces empereurs que l’on voyait sur les vieilles pièces de monnaie. Ce n’était certainement pas un hasard.

On apporta des plats de poissons et un vin frais pour les accompagner. « J’adore votre vin vénitien, dit-il. Il est tellement plus délicat que les piquettes râpeuses du Sud. Puis-je vous servir, madame ? »

Il y avait des serviteurs pour servir le vin. Mais le proconsul de Venetia s’en chargea, et tout le monde le remarqua.

Je jouais mon rôle de nièce obéissante. Je me livrais avec lui à une conversation polie, comme si Pompeius Falco était un invité comme les autres et non l’envoyé de notre conquérant, prétendant avoir totalement accepté la chute de Byzance et la présence de fonctionnaires romains parmi nous. D’où venait-il ? Tarraco. C’était une ville lointaine à l’ouest, expliqua-t-il, en Espagne. L’empereur Falvius Romulus était lui aussi de Tarraco. Vraiment, et avait-il un lien de parenté avec l’empereur ? Non, dit Falco. Aucun. Mais il était un ami proche du plus jeune fils de l’empereur, Marcus Quintilius. Ils avaient combattu ensemble au cours de la campagne cappadocienne.

« Et êtes-vous content d’avoir été nommé à Venetia ? demandai-je lorsque l’on resservit le vin.

— Oh oui, énormément. Quelle magnifique petite ville ! Tellement unique : tous ces canaux, tous ces ponts. Et comme les gens sont civilisés par ici, après le bruit et l’agitation de Rome.

— Nous sommes en effet civilisés », dis-je.

Je bouillonnais intérieurement, car je savais ce qu’il sous-entendait en réalité. Ah, le charme désuet de Venetia, quelle pittoresque petite ville. Et comme il était astucieux d’avoir construit cette ravissante ville sur la mer, en remplaçant les rues par ces canaux, nous obligeant ainsi à circuler en gondole plutôt qu’en litière. Comme il est reposant pour moi d’avoir l’occasion de séjourner quelque temps dans ce petit coin provincial tranquille, à déguster un bon vin en charmante compagnie pendant que les petits seigneurs s’agitent autour de moi en espérant désespérément gagner mes faveurs, au lieu d’avoir à me frayer un chemin dans la jungle hostile qui gravite autour de la cour impériale de Rome. Plus il vantait les beautés de notre ville, plus je le détestais. C’est une chose d’être vaincu, c’en est une autre d’être traité avec une telle condescendance.

Je voyais bien qu’il cherchait à me séduire. Nul besoin de posséder la sagesse d’Athéna pour s’en rendre compte. Mais j’avais décidé de le séduire la première, essayant ainsi de prendre l’ascendant sur ce Romain, de l’humilier en le battant à son propre jeu. Certes, ce Falco était un animal plutôt séduisant. Il devait y avoir moyen de tirer de lui quelque plaisir, sur un plan purement bestial. Ce qui s’ajouterait au plaisir de conquérir le conquérant, le chasseur devenant proie à son tour. J’étais impatiente. Je n’étais plus cette jeune fille innocente de dix-sept printemps donnée en mariage au rayonnant Heraclios Cantacuzenos. J’avais désormais mes propres ruses. J’étais une femme, plus une enfant.

J’orientai la conversation sur les arts, la littérature, la philosophie, l’histoire. Je voulais démasquer en lui le Barbare qu’il était ; mais il s’avéra étonnamment cultivé, et lorsque je lui demandai s’il avait été récemment au théâtre où l’on jouait la Nausicaa de Sophocle, il me répondit que oui, mais que la pièce de Sophocle qu’il préférait était Philoctète, car elle illustrait parfaitement le dilemme entre l’honneur et le patriotisme. « Et pourtant, Dame Eudoxia, je vois bien que vous préférez Nausicaa, car cette douce princesse doit vous être proche. » Encore des flatteries qui renforçaient mon aversion pour lui ; mais je dois reconnaître que j’avais pleuré au théâtre lorsque Nausicaa et Odysseus se quittaient après s’être aimés, et il n’est pas impossible que j’aie vu en moi une part d’elle, ou une part de moi en elle.

En fin de soirée, il me proposa de déjeuner dans son palais deux jours plus tard. Je m’y attendais et prétextai un empêchement. Il proposa alors de dîner en début de semaine. Je trouvai alors une autre excuse. Il sourit. Il venait de comprendre la nature du petit jeu auquel il venait d’être convié.