« Une autre fois peut-être », dit-il, avant de quitter gracieusement ma compagnie pour retrouver celle de mon oncle.
J’avais l’intention de le revoir, bien sûr, mais où et quand je le jugerais bon. L’occasion se présenta rapidement. Lorsque des troupes de musiciens viennent à Venetia, ils sont toujours les bienvenus dans ma demeure. Un concert devait donc s’y tenir ; j’avais invité le proconsul. Il vint accompagné d’une suite de Romains empotés. Je lui avais naturellement donné la place d’honneur. Falco s’éternisa après la représentation pour louer la qualité des flûtes et l’intensité émotionnelle du chanteur, mais il ne me parla plus d’invitation à dîner. Parfait : il avait abdiqué en ma faveur. À partir de maintenant, je pouvais mener la chasse à ma guise. Je ne lui proposai aucune autre invitation, mais lui accordai avant son départ une visite des salles des étages inférieurs de mon palais, où il eut tout loisir d’admirer les peintures, les sculptures, le cabinet d’antiquités, toutes les choses de valeur dont j’avais hérité de mon père et de mon grand-père.
Le lendemain, un soldat romain m’apporta un cadeau de la part du proconsul : une petite statuette en pierre noire polie représentant un corps de femme avec une tête de chat. Le billet de Falco l’accompagnant m’apprit qu’il l’avait rapportée d’Egypte où il se trouvait en poste quelques années plus tôt : elle représentait un dieu égyptien ; il l’avait achetée dans un temple à Memphis et s’était dit qu’elle me plairait. Elle était effectivement très belle, si l’on peut dire, mais en même temps étrange et effrayante. Ce qui lui donnait un point commun avec Quintus Pompeius Falco, me surpris-je à penser. J’ai placé la statuette sur une étagère dans mon cabinet – il n’y avait rien de semblable à cet endroit, je n’avais d’ailleurs jamais rien eu de similaire – et je me suis mis en tête de demander à Falco de me parler de l’Egypte à notre prochaine rencontre, de ses pyramides, de ses dieux étranges et de ses paysages de sable chaud à l’infini.
Je lui ai envoyé un mot de remerciement. Puis, j’ai attendu une semaine avant de l’inviter à venir passer un court séjour dans ma résidence de la région istrienne la semaine suivante.
Malheureusement, répondit-il, cette semaine-là, le cousin de César devait passer par Venetia et il devait s’occuper de lui. Pouvait-il me rendre visite une autre fois ?
Son refus me prit de court. Il était bien meilleur à ce petit jeu que je ne l’imaginais ; j’en versai des larmes de colère. J’avais toutefois suffisamment de bon sens pour ne pas répondre immédiatement. Trois jours plus tard, je lui envoyai un autre mot l’informant que j’étais au grand regret de ne pouvoir lui proposer une autre date dans l’immédiat, mais que je serais peut-être libre un peu plus tard dans la saison. La manœuvre était risquée : elle mettait en tout cas les plans de mon oncle en péril. Mais Falco ne sembla pas s’en offusquer. Lorsque nos gondoles se croisèrent sur le canal deux jours plus tard, il me salua d’une révérence en me souriant.
J’attendis ce qui me semblait être le moment opportun pour réitérer mon invitation ; cette fois-ci il accepta. Il se présenta accompagné d’une escorte d’une dizaine d’hommes : pensait-il que j’allais tenter de l’assassiner ? Mais il est vrai que l’Empire se sent obligé d’affirmer son autorité à la moindre occasion. J’avais été prévenue qu’il serait accompagné et je m’y étais préparée, ses soldats étaient logés dans des bâtiments éloignés et j’avais fait monter des filles du village pour venir les distraire. Quant à Falco, je l’avais installé Hans la chambre d’amis de ma propre résidence.
Il m’avait apporté un autre cadeau : un collier de perles taillées dans une étrange pierre verte, sculptées en de curieux motifs, et une pierre rouge sang en pendentif.
« Il est magnifique, dis-je, bien que le trouvant un peu effrayant et grossier.
— Il vient du Mexique, m’informa-t-il. C’est un grand royaume de Nova Roma, au-delà du Grand Océan. On y vénère de mystérieux dieux. Leurs cérémonies se tiennent du haut d’immenses pyramides où les prêtres arrachent les cœurs des victimes sacrifiées, jusqu’à ce que des rivières de sang coulent dans les rues de la ville.
— Et vous avez été là-bas ?
— Oh, oui, oui. Il y a six ans. Au Mexique et dans un autre pays appelé le Pérou. J’étais alors au service de l’ambassadeur de César pour les royaumes de Nova Roma. »
J’étais impressionnée d’apprendre que cet homme avait été à Nova Roma. Ces deux grands continents de l’autre côté du Grand Océan, ils étaient pour moi aussi lointains que la lune elle-même. Mais évidemment, à l’époque glorieuse de l’Empire de Flavius Romulus, les Romains s’étaient déployés jusque dans les régions les plus reculées du monde.
Je caressai les perles de pierre – la pierre verte était lisse et douce comme de la soie et semblait brûler d’un feu intérieur – puis je mis le collier.
« Egypte, Nova Roma… » Je secouai la tête. « Vous êtes donc allé partout ?
— Oui, presque, dit-il en riant. Ceux qui servent Flavius César finissent par s’habituer aux grands voyages. Mon frère a été à Khitai et dans les îles de Cipangu. Mon oncle est allé au cœur de l’Afrique, au-delà de l’Égypte, là où vivent des hommes velus. Nous sommes à l’âge d’or. L’Empire s’étend fièrement aux quatre coins du monde. » Il sourit et se pencha un peu plus près. « Et vous, madame, avez-vous beaucoup voyagé ?
— J’ai vu Constantinopolis, dis-je.
— Ah, la célèbre capitale, oui. Je m’y suis arrêté en me rendant en Égypte. Les courses à l’hippodrome – une chose unique en son genre, même à Urbs Roma il n’y a pas d’équivalent ! J’ai vu le palais royal : de l’extérieur, bien sûr. On dit que les murs sont en or. Je pense que même la demeure de César ne peut rivaliser.
— J’ai visité l’intérieur une fois, quand j’étais enfant. Je veux dire, à l’époque où régnait encore le Basileus. J’ai vu les halls en or. Les lions en or assis à côté du trône, rugissant et remuant la queue, et les oiseaux en pierres précieuses sur les arbres d’or et d’argent dans la salle du trône, qui ouvraient leur bec et chantaient. Le Basileus m’a donné une bague. Mon père était un parent lointain, vous savez ? Je suis issue de la famille Phokas.
Plus tard j’ai épousé un Cantacuzenos : mon mari aussi avait des liens royaux.
— Ah », dit-il, feignant d’être impressionné, comme si les noms de l’aristocratie byzantine lui disaient quoi que ce soit.
Mais je savais qu’il était toujours condescendant à mon égard. Un empereur détrôné n’a plus rien d’un empereur, une aristocratie déchue impressionne peu.
Et après tout, que lui importait que je sois allée à Constantinopolis ou non – lui qui s’y était déjà arrêté au cours de son voyage vers la fabuleuse Egypte ? Le seul grand voyage que j’avais fait n’était pour lui qu’une étape. Son cosmopolitisme avait quelque chose d’humiliant, mais je suppose que c’était voulu. Il avait vu d’autres continents, ou plutôt d’autres mondes. L’Égypte ! Nova Roma ! Certes, il trouvait quelques compliments à faire sur notre capitale, mais il était évident, d’après son expression, qu’il la considérait inférieure à Rome, inférieure peut-être même aux villes du Mexique et du Pérou et des autres pays exotiques qu’il avait visités au nom de César. L’étendue de ses voyages m’impressionnait. Et nous étions là, nous autres Grecs, coincés dans notre petit royaume qui, à force de se recroqueviller sur lui-même, avait fini par s’effondrer complètement. Et j’étais là, fille d’une ville mineure à la périphérie de ce royaume déchu, pathétique dans sa fierté d’avoir un jour visité notre ancienne capitale alors puissante. Il était en revanche un Romain ; les portes du monde lui étaient ouvertes. Si la grandiose Constantinopolis aux murs d’or n’était qu’une ville de plus à ses yeux, que pouvait représenter notre petite Venetia ? Que pouvais-je bien représenter ?