Je l’ai détesté plus violemment encore. Je regrettais de l’avoir invité.
Il demeurait cependant mon hôte. J’avais fait préparer un magnifique banquet, agrémenté des meilleurs vins et de spécialités que même un Romain ayant autant voyagé que lui ne pouvait connaître. De toute évidence, cela lui plut. Il but et but encore, s’empourprant mais sans jamais perdre le contrôle, et nous avons parlé jusque tard dans la nuit.
Je dois avouer qu’il m’a alors impressionné par sa largeur d’esprit.
Il n’avait rien d’un Barbare. Il avait eu un tuteur grec, comme en ont tous les Romains de bonne famille depuis plus de mille ans. Un vieux sage athénien du nom d’Eukleides qui avait rempli la tête du jeune Falco de poésie, de théâtre, de philosophie et lui avait enseigné les subtilités les plus fines de notre langue ; il lui avait aussi enseigné les sciences abstraites, dans lesquelles nous autres Grecs avons toujours excellé. Ainsi ce proconsul était non seulement à l’aise dans des spécialités romaines comme la science, le génie civil et l’art de la guerre, mais aussi avec Platon, Aristote, les auteurs dramatiques et les poètes, l’histoire de mon peuple jusqu’à l’époque d’Agamemnon… en fait, il était capable d’aborder des sujets que moi-même je ne connaissais que de nom et dont le sens profond m’échappait.
Il parla jusqu’à ce que je ne puisse plus en supporter davantage, et même au-delà. Finalement – nous étions alors au milieu de la nuit et les chouettes lançaient leurs cris nocturnes –, je le pris par la main et le guidai vers mon lit, ne serait-ce que pour mettre un terme au flot continu de paroles dont il m’abreuvait tels les torrents du Nil.
Il alluma une bougie dans la chambre. Nos vêtements quittèrent nos corps comme par évaporation.
Il me prit dans ses bras et m’allongea sur le lit.
Je n’avais jamais été aimée par un Romain. Juste avant qu’il ne m’embrasse, j’éprouvai une soudaine bouffée de mépris pour lui et ceux de sa race, car j’étais convaincue que sa brutalité latente ressurgirait, que toute cette brillante éloquence dont il avait fait preuve n’avait été qu’une façade et qu’il pouvait désormais me posséder comme les Romains possèdent tout ce qui se trouve sur leur chemin depuis plus de mille cinq cents ans. Il me subjuguerait, il me coloniserait. Il serait violent, rude et maladroit, mais il arriverait à ses fins, comme tous les Romains, puis il se lèverait et me quitterait sans dire un mot.
Je me trompais, comme je m’étais trompée à tout point de vue à propos de cet homme.
Son toucher était celui d’un Romain et non d’un Grec. À savoir qu’au lieu de s’insinuer en moi par quelque moyen biaisé, par quelque ruse, gauchement, il s’est montré franc et direct. Mais sans jamais être maladroit. Il savait ce qu’il avait à faire, et il s’y appliqua ; et lorsqu’il lui fallut apprendre quelque chose, comme cela arrive à n’importe quel homme lors de la première fois avec une nouvelle compagne, il savait quelles questions poser et comment s’en inspirer. Je compris enfin ce que les femmes voulaient dire en déclarant que les Grecs font l’amour comme des poètes et les Romains comme des ingénieurs. Ce que j’ignorais jusqu’à présent, c’est que les ingénieurs ont parfois des talents dont les poètes sont dépourvus, et qu’un ingénieur est parfaitement capable de se faire poète, mais ne réfléchirait-on pas à deux fois avant de traverser un pont construit par un poète ?
Nous sommes restés ensemble jusqu’au petit matin, à rire et à discuter quand nous n’étions pas enlacés. Ensuite, n’ayant pas dormi, nous nous sommes levés et avons traversé, nus, le hall jusqu’aux bains où nous nous sommes joyeusement lavés, puis toujours nus, nous sommes sortis dans l’aube naissante. Nous sommes restés côte à côte, sans rien dire, regardant le soleil se lever au-dessus de Byzance et commencer son voyage quotidien vers Rome, vers la mer d’Occident, vers Nova Roma, jusqu’à la lointaine Khitai.
Plus tard, nous nous sommes habillés et avons déjeuné de vin, de fromage et de figues, puis j’ai fait préparer des chevaux pour lui faire faire un tour de la propriété. Je lui montrai les oliviers, les champs de blé, le moulin et son ruisseau, les figuiers aux fruits abondants. C’était une belle journée, le temps était doux, les oiseaux chantaient, le ciel était dégagé.
Plus tard, alors que nous déjeunions dans le patio donnant sur le jardin, il me dit : « Cet endroit est merveilleux. J’espère que dans mes vieux jours, je pourrai prendre ma retraite dans une résidence comme celle-ci.
— Vous devez bien en avoir une dans votre famille, dis-je.
— Plusieurs. Mais, je ne pense pas qu’elles soient aussi reposantes que celle-ci. Nous autres Romains avons oublié de vivre tranquillement.
— Tandis que nous autres, issus d’un peuple sur le déclin, pouvons nous permettre le luxe d’un peu de tranquillité ? »
Il me fixa étrangement. « Vous considérez-vous comme un peuple sur le déclin ?
— Ne jouez pas les naïfs, Quintus Pompeius. Vous n’avez plus besoin de me flatter à cette heure. Bien sûr que nous le sommes.
— Parce que vous n’êtes plus une puissance impériale ?
— Évidemment. Il fut un temps où les ambassadeurs de Nova Roma, Bagdad, Memphis et Khitai nous rendaient visite. Pas ici à Venetia, j’entends, mais à Constantinopolis. Aujourd’hui, les ambassadeurs ne vont plus qu’à Rome ; seuls les touristes visitent les villes grecques. Et les proconsuls romains.
— Vous avez une bien curieuse vision du monde, Eudoxia.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Vous assimilez la perte de l’Empire à votre déclin.
— Ce n’est pas votre avis ?
— Si cela devait arriver à Rome, oui. Mais Byzance n’est pas Rome. » Il me regardait très sérieusement. « L’Empire d’Orient était une sottise, une distraction, une grande erreur qui, d’une manière ou d’une autre, a réussi à durer un millier d’années. Cela n’aurait jamais dû se produire. La lourde tâche de diriger le monde a toujours été dévolue à Rome ; nous l’acceptons comme notre devoir. Il n’y a jamais eu besoin d’un Empire d’Orient.
— Alors, selon vous, ce fut une terrible erreur de la part de Constantinus ?
— Absolument. C’était alors une mauvaise période pour Rome. Tous les empires ont leurs moments de faiblesse, même le nôtre. Nous nous étions trop étendus et nos fondations tremblaient. Constantinus avait ses propres problèmes et trop de fils querelleurs. Il pensait que l’Empire était devenu trop difficile à diriger tel qu’il était, il fit donc construire la capitale d’Orient et laissa les deux moitiés de l’Empire s’éloigner l’une de l’autre. Le système a fonctionné un certain temps – non, je dois le reconnaître, des centaines d’années – mais quand l’Orient a commencé à perdre de vue que son système politique était hérité des Romains et à comprendre qu’il était bel et bien grec, son destin a été scellé. L’anomalie que représentait un Empire grec ne pouvait survivre au monde moderne. Elle aurait même eu du mal à survivre dans l’ancien. L’expression même, un Empire grec, est une contradiction. Agamemnon n’avait pas d’empire : ce n’était qu’un chef de tribu qui avait du mal à faire respecter son autorité au-delà de Mycènes. Et combien de temps l’Empire athénien a-t-il duré ? Combien de temps le royaume d’Alexandre est-il resté soudé après sa mort ? Non, non, Eudoxia, les Grecs forment un peuple merveilleux et le monde entier leur doit bon nombre d’accomplissements, mais mettre en place et maintenir un gouvernement sur une grande échelle n’est pas dans leurs cordes. Et cela ne l’a jamais été.