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— Vous croyez vraiment ? dis-je, d’une voix guillerette. Comment se fait-il alors que vous ayez été incapables de nous battre durant la guerre civile ? Le César Maximilianus ne s’est-il pas rendu au Basileus Andronicus, l’Occident cédant devant l’Orient et non le contraire ? Permettez-moi de vous rappeler que nous avons régné sur le monde pendant deux cents ans. »

Falco haussa les épaules. « Les dieux voulaient donner à Rome une leçon, c’est tout. Une fluctuation de plus. Une punition pour avoir divisé l’Empire. Il nous fallait cette petite leçon d’humilité afin de ne pas reproduire ce genre d’erreur à l’avenir. Vous nous avez battus loyalement à l’époque de Maximilianus et vous avez régné, comme vous dites, pendant deux cents ans, pendant que nous apprenions à être une puissance de second rang. Mais la situation était impossible. Il est dans la volonté des dieux que Rome règne sur le monde. Il n’y a aucun doute là-dessus. C’était vrai à l’époque de Carthage, c’est encore vrai aujourd’hui. C’est pourquoi l’Empire grec s’est effondré sans qu’une deuxième guerre civile ait été nécessaire. Et voilà où nous en sommes. Un procureur romain occupe le palais royal de Constantinopolis. Et un proconsul romain celui de Venetia. Bien que, dans l’immédiat, il se trouve dans la résidence de campagne d’une ravissante dame de Venetia.

— Vous êtes sérieux ? Vous pensez vraiment que vous êtes le peuple élu ? Que l’Empire romain existe par la volonté des dieux ?

— Absolument. »

Il était réellement sincère.

« La Pax Romana serait donc un cadeau de Zeus ? Ou, devrais-je dire, de Jupiter ?

— Oui. Sans nous le monde serait plongé dans le chaos. Par les dieux, madame, vous croyez peut-être que nous aimons passer nos vies à jouer les administrateurs et les bureaucrates ? Vous ne croyez pas que je préférerais me retirer dans une résidence comme celle-ci et passer mes journées à chasser, pêcher et m’occuper de ma ferme ? Mais notre peuple a compris le sens de gouverner, et nous sommes donc dans l’obligation de le faire. Oh, Eudoxia, Eudoxia, vous nous prenez pour des êtres bestiaux dont le seul plaisir est d’accumuler les conquêtes par plaisir, sans comprendre que nous le faisons parce que c’est notre tâche, notre fardeau, notre travail.

— Je compatis. »

Il sourit. « Ne suis-je vraiment qu’un être bestial ?

— Bien sûr. Tous les Romains le sont. »

Il est resté avec moi cinq jours durant. Je pense que nous n’avons pas dormi plus de dix heures en tout. Puis il m’annonça qu’il devait rentrer sur Venetia où son travail l’attendait et prit congé de moi.

Je restai seule, avec matière à cogiter.

Je ne pouvais, bien entendu, accepter sa thèse selon laquelle les Grecs étaient incapables de gouverner et que Rome avait reçu quelque mandat divin pour régner sur le monde. L’Empire d’Orient s’était étendu sur une vaste partie du monde connu au cours de ces premiers siècles – la Syrie, l’Arabie, l’Égypte ainsi qu’une bonne partie de l’Europe occidentale jusqu’à Venetia même, qui n’est qu’à un jet de pierre d’Urbs Roma – nous avons travaillé durement et sommes devenus prospères, comme l’attestent encore les richesses des grandes villes byzantines. Et quelques années plus tard, lorsque les Romains commencèrent à trouver leurs cousins grecs un peu trop puissants à leur goût, ils essayèrent de réaffirmer la suprématie de l’Occident, entraînant une guerre civile de cinquante ans qui nous vit largement vainqueurs à la sortie. Deux siècles d’hégémonie byzantine s’en étaient suivis, une période difficile pour l’Occident alors que les navires marchands byzantins commerçaient avec les villes prospères d’Asie et d’Afrique. Au bout du compte nous avons fini par atteindre nos limites, je suppose, comme le font finalement tous les empires, ou peut-être la prospérité nous avait-elle rendus trop passifs, toujours est-il que les Romains sont sortis de la léthargie dans laquelle ils végétaient depuis deux siècles et ont ébranlé notre empire. Ils sont peut-être la grande exception à la règle : leur empire perdurera peut-être réellement jusqu’à la fin des temps, comme il l’a fait depuis mille cinq cents ans, avec quelques occasionnelles « fluctuations », pour reprendre les termes de Falco, venant contrarier leur domination. C’est ainsi que nos territoires ont été progressivement réduits par l’inexorable puissance du destin de Rome à de vulgaires provinces romaines, comme jadis à l’époque d’Augustus César. Mais nous avons eu notre heure de gloire. Nous avons gouverné le monde aussi bien que les Romains.

C’est du moins ce dont j’essayais de me convaincre. Mais à y repenser, je savais bien que ce n’était pas le cas.

Certes, nous autres Grecs, pouvons comprendre le sens de la grandeur. La splendeur ou les fastes impériaux. Mais les Romains savent gouverner au quotidien. Falco avait peut-être finalement raison : nos deux malheureux siècles d’empire, interrompant la domination romaine, n’avaient été qu’une anomalie de l’Histoire. Car, aujourd’hui, l’Empire d’Orient n’était plus qu’un souvenir et la Pax Romana s’étendait sur des milliers de kilomètres carrés ; du haut de sa colline à Rome, l’empereur César Flavius Romulus régnait sur un royaume comme le monde n’en avait jamais connu. Les Romains étaient présents dans les régions les plus reculées de l’Asie ou de l’Inde, leurs navires naviguaient jusqu’aux nouveaux et fascinants continents de l’autre côté de l’hémisphère, de nouvelles inventions faisaient leur apparition – les livres imprimés, des armes capables d’envoyer des missiles sur de très grandes distances et autres miracles – et nous autres Grecs en étions réduits à contempler de nos villes vaincues notre gloire passée, à boire notre vin en relisant Homère et Sophocle. Pour la première fois de ma vie, je voyais en mon peuple une race mineure, élégante, charmante, cultivée mais insignifiante.

Comme j’avais détesté mon beau proconsul ! Et quelle revanche pour lui !

Je suis restée à Istria deux jours de plus avant de rentrer en ville. Un cadeau m’attendait de la part de Falco : une fine pièce d’ivoire sculpté représentant une curieuse maison et une femme aux traits délicats assise, l’air songeur, sous un saule pleureur près d’un lac. Le billet qui l’accompagnait disait qu’elle provenait de Khitai, qu’il l’avait achetée dans la région de Bactria, sur la frontière indienne. Il ne m’avait pas dit avoir aussi été à Bactria. Quand je songeais aux voyages qu’il avait entrepris au service de Rome, j’en avais le vertige : tant de voyages, tant de périples épuisants. Je l’imaginais collectionnant ce genre de petits trésors au gré de ses voyages, pour ensuite les distribuer à ses conquêtes dans d’autres pays. Cette idée me mit dans un tel état que je manquai de me débarrasser de cette pièce d’ivoire. Mais je changeai aussitôt d’avis et la rangeai dans mon cabinet parmi les autres curiosités, à côté de la déesse égyptienne en pierre.

C’était maintenant à son tour de m’inviter à dîner chez lui et – je suppose – de passer la nuit avec lui dans le lit jadis occupé par les Doges. J’ai patienté une semaine, mais aucune invitation n’arriva. Ce qui me renforçait dans la conviction que j’avais qu’il était un homme aux multiples conquêtes. Je l’avais peut-être surestimé. Après tout, c’était un Romain. Il avait obtenu ce qu’il voulait de moi ; il pouvait désormais passer à de nouvelles aventures, à de nouvelles amours.