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Je me trompais, une fois de plus.

Un jour où mon impatience s’était muée en colère et que j’enrageais de m’être ainsi laissé utiliser, abandonnant le peu de considération que j’avais fini par avoir pour lui après son séjour chez moi, je décidai de parler à mon oncle Demetrios. « Est-ce que tu as vu ton proconsul romain récemment ? lui ai-je dit. Serait-il malade ?

— En quoi cela peut-il bien t’intéresser, Eudoxia ? »

Je le fusillai du regard. Après m’avoir littéralement jetée dans les bras de Falco pour servir ses propres intérêts, Demetrios n’avait aucun droit de se moquer de moi de la sorte. Je lui répondis d’un ton sec : « La courtoisie voudrait qu’il me rende une invitation au palais, mon oncle. Non que j’accepterais – pas dans l’immédiat. Mais il devrait tout de même être conscient de l’offense qu’il me fait.

— Suis-je censé aller le lui dire ?

— Tu ne dois rien lui dire du tout. Rien. »

Demetrios me lança un sourire entendu. Mais je savais qu’il ne dirait rien. Il n’avait aucun intérêt à m’humilier aux yeux de Pompeius Falco.

Les jours passèrent. Puis vint enfin un billet de Falco, écrit dans un grec élégant comme l’étaient tous ses billets, me demandant si j’étais libre pour lui rendre visite. Je fus tout d’abord tentée de refuser. Mais on ne peut dire non à ce genre d’invitation de la part d’un proconsul. Et, de toute manière, je savais bien que j’avais envie de le revoir. J’avais même très envie de le revoir.

« J’espère que vous me pardonnerez de ne pas m’être montré très attentionné, dit-il. Mais j’ai eu de grosses préoccupations ces dernières semaines.

— Je n’en doute pas », dis-je, d’un ton sec.

Son visage s’empourpra. « Vous avez parfaitement le droit d’être fâchée contre moi, Eudoxia. Mais les circonstances en ce moment sont pour le moins particulières. Il y a eu de grands bouleversements à Rome, vous savez. L’empereur a remanié son cabinet. Des hommes importants ont été évincés ; ce fut pour d’autres leur heure de gloire.

— Et en quoi cela vous concerne-t-il ? Faites-vous partie de ceux qui ont été évincés, ou est-ce votre heure de gloire ? À moins que tout cela ne me regarde pas.

— Un de ceux à profiter de ce remaniement est Gaius Julius Flavillus. »

Le nom ne me disait rien.

« Gaius Julius Flavillus occupait la fonction de Premier Flamen. Il est aujourd’hui Premier Tribun. Ce qui représente une promotion considérable, comme vous le savez peut-être. Il se trouve que Gaius Flavillus est un homme de Tarraco, comme l’empereur, comme moi-même. C’est aussi le cousin de mon père. Il a été mon protecteur pendant toute ma carrière. Il semblerait – des messagers ont fait la navette entre Venetia et Rome ces dernières semaines – que j’ai été moi aussi promu, comme une faveur du nouveau Tribun.

— Promu, dis-je, d’une voix creuse.

— Oui. Je viens d’être transféré à Constantinopolis comme nouveau procurateur de la ville. C’est le poste le plus élevé de l’ancien Empire d’Orient. » Ses yeux brillaient d’autosatisfaction. Puis son expression changea. Elle fit place à une sorte de tristesse, de tendresse. « Madame, vous devez me croire lorsque je vous dis qu’en recevant cette nouvelle, j’ai éprouvé des sentiments mitigés, et tous n’étaient pas forcément heureux. C’est un grand honneur que l’on me fait. Pourtant, si cela n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais pas quitté Venetia aussi tôt. Nous venons à peine de nous rencontrer et, à mon immense regret, nous devons déjà nous séparer. »

Il prit ma main dans la sienne. Il semblait sur le point de verser une larme. Il semblait sincère, ou était un bien meilleur acteur que je ne l’imaginais.

Je me sentis brusquement engourdie.

« Quand partez-vous ? demandai-je.

— Dans trois jours.

— Ah. Trois jours.

— Au cours desquels je vais être très occupé. »

Vous pourriez toujours m’emmener avec vous à Constantinopolis, songeai-je aussitôt à dire. Il y aurait certainement une petite place pour moi dans l’immense palais de l’ancien Basileus, votre nouvelle demeure. La chose était bien évidemment impossible. Un Romain en pleine ascension tel que lui ne souhaiterait pas s’encombrer d’une femme byzantine. Une maîtresse byzantine, peut-être. Mais il n’avait que faire de maîtresses désormais. Il était temps pour lui de faire un mariage de raison et de passer à la prochaine étape de son ascension. Il occuperait certainement le siège de procurateur à Constantinopolis à peine plus longtemps que celui de proconsul à Venetia ; son destin le ramènerait à Rome d’ici peu. Il y deviendrait Flamen, puis Tribun, peut-être même Pontifex Maximus. S’il menait bien sa barque, il pourrait même peut-être un jour devenir empereur. Peut-être serais-je alors invitée à Rome pour y revivre des moments passés. Mais je ne risquais pas de le revoir d’ici là.

« Puis-je passer la nuit avec vous ? » demanda-t-il, une pointe d’incertitude dans la voix, craignant peut-être que je refixse. Mais, bien sûr, je n’ai pas refusé. La chose eût été grossière et mesquine de ma part ; et de toute façon, je le désirais. Je savais que c’était là ma dernière chance.

Ce fût une nuit de vin et de poésie, de larmes et de rires, d’extase et d’épuisement.

Puis, il est parti, m’abandonnant à ma petite vie provinciale tandis qu’il allait rejoindre Constantinopolis et la gloire qui l’y attendait. Un grand cortège de gondoles l’accompagna le long du canal jusqu’à ce qu’il atteigne la mer. On disait qu’un nouveau proconsul devait arriver à Venetia d’un jour à l’autre.

Falco me laissa un cadeau d’adieu : les pièces de théâtre d’Aeschylus, un magnifique livre relié, imprimé, une de ces dernières inventions dont on est très fier à Rome. Ma première réaction fut celle du mépris. Comment pouvait-il m’offrir cette chose fabriquée par une machine au lieu d’un manuscrit relié à la main ? Et, comme cela m’était arrivé si souvent au fil des jours passés avec cet homme si difficile à cerner, je dus remettre en question mon jugement et admirer ce que j’avais a priori jugé vulgaire et bon marché. Le livre était une merveille en son genre. Plus encore : il était le symbole d’une ère nouvelle. Refuser celle-ci ou lui tourner le dos eût été une pure sottise.

C’est ainsi que j’ai appris à bonne école à apprécier la puissance de Rome et l’insignifiance des puissants de jadis. Notre belle Venetia n’était qu’une étape pour lui. Constantinopolis et sa grandeur impériale le seraient aussi. C’était une leçon de taille : j’avais été introduite aux us et coutumes de Rome et des Romains, et à quel prix, car je comprends aujourd’hui, plus que je n’aurais pu le faire avant, qu’ils sont tout et que nous, malgré notre belle éducation et notre délicatesse, nous ne sommes rien.

J’avais sous-estimé Quintus Pompeius Falco sur tous les plans ; comme j’avais sous-estimé son peuple. Comme nous l’avons tous fait, ce qui explique pourquoi ils dominent de nouveau le monde, du moins une grande partie, et nous ne pouvons que sourire et nous incliner en espérant obtenir leurs faveurs.

Il m’a écrit à plusieurs reprises. J’en déduis que j’ai fait une certaine impression sur lui. Il parle avec tendresse, même si c’est avec une certaine réserve, des moments que nous avons passés ensemble. Il ne parle pas, en revanche, de me faire venir à Constantinopolis.

Mais peut-être le ferai-je un jour, quoi qu’il arrive. Ou peut-être pas. Tout dépendra du nouveau proconsul.