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– Allons, mon vieux, tu demandes que je sois calme… mais je n’ai jamais été aussi calme et heureux qu’à présent!… Je voudrais tant te raconter tout, mais j’ai toujours peur de te faire de la peine… Tu te fais continuellement des soucis à mon sujet et tu cries, et tu me fais peur… Regarde, même à présent, je tremble, sans savoir pourquoi… Voilà ce que je voudrais te dire: il me semble qu’autrefois, je ne me connaissais pas moi-même… et quant aux autres, je ne les connais et ne les comprends que depuis hier. Mon vieux, jusqu’à ce jour, je ne comprenais pas, je n’appréciais pas… Mon cœur était sec. Écoute-moi: voilà comment cela est arrivé: jamais je n’ai pu faire du bien à personne, parce que je n’en ai pas été capable!… Mon extérieur même manque d’agrément… Et cependant, tout le monde est si bon pour moi! Toi le premier, je le sais! Quant à moi, je n’ai été capable que de me taire!…

– Allons, Vassia, voyons!

– Eh bien! quoi, Arkacha? Ce n’est rien…, l’interrompit Vassia en parvenant à peine à articuler les mots, tant les larmes l’étouffaient. Hier, je t’ai parlé de Julian Mastakovitch. Tu sais toi-même qu’il est sévère, plutôt sombre et que plusieurs fois même il t’a réprimandé; or, hier, avec moi, il a eu l’idée de plaisanter, de faire preuve de gentillesse, de manifester la bonté de son cœur, cette bonté qu’il cache sagement aux autres…

– Eh bien! Vassia, cela démontre seulement que tu es digne de ton bonheur…

– Oh! Arkacha! Comme j’aurais voulu pouvoir terminer ce travail!… Non, je ruinerai mon bonheur! J’en ai le pressentiment!… Mais non pas à cause de ceci, s’interrompit-il, ayant remarqué qu’Arkadi louchait du côté de la pile de cahiers de cent pouds qui se dressait sur la table; ce n’est rien, ce n’est que du papier… des balivernes! C’est une affaire réglée… Arkacha, j’ai été chez elle, aujourd’hui.» Mais je ne suis pas entré. J’avais le cœur gros, plein d’amertume! Je suis resté quelque temps debout devant la porte. Elle jouait du piano et j’ai écouté. Vois-tu, Arkadi, je n’ai pas osé entrer…, termina-t-il à voix basse.

– Qu’as-tu, Vassia? Tu me regardes d’un air si étrange…

– Ce n’est rien. Je ne me sens pas bien, mes jambes tremblent; c’est parce que j’ai veillé cette nuit. Oui, j’ai des étincelles vertes devant les yeux… C’est là que…

Il montra son cœur et perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, Arkadi voulut prendre des mesures énergiques. Il s’apprêtait à le mettre au lit de force. Mais Vassia protesta violemment. Il pleurait, se tordait les mains, voulait absolument terminer les deux pages. Afin de ne pas trop le contrarier, Arkadi lui permit de s’approcher de la table.

– Voilà, dit Vassia en s’asseyant à son bureau; voilà, j’ai une idée… Il y a de l’espoir.

Il sourit à Arkadi et son visage pâle parut s’éclairer effectivement d’une lueur d’espérance.

– Voilà ce que j’ai décidé, continua-t-il; après-demain, je ne lui apporterai qu’une partie; quant au reste, j’inventerai quelque chose, je dirai que les papiers ont brûlé, qu’ils ont été mouillés, que je les ai égarés… bref, que je n’ai pas pu terminer. Car je ne puis mentir… Je lui expliquerai tout moi-même… Sais-tu? Je lui raconterai tout, je dirai que voilà, je n’ai pas pu… Je lui parlerai de mon amour; lui-même s’est marié il n’y a pas longtemps. Il me comprendra! Cela va sans dire que je parlerai calmement, respectueusement; il verra mes larmes, il sera touché…

– Évidemment, vas-y, vois-le et explique-toi… Mais les larmes sont inutiles. Pourquoi pleurer? Je t’assure, Vassia, que tu me fais horriblement peur.

– Oui, oui, j’irai… Mais à présent, laisse-moi écrire, laisse-moi écrire, Arkacha. Je ne ferai de mal à personne. Seulement, laisse-moi écrire!

Arkadi se jeta sur son lit. Décidément, il n’avait plus confiance en Vassia. Vassia était capable de faire n’importe quoi… Demander pardon pourquoi, et comment? En réalité, il ne s’agissait pas de cela. Il s’agissait du fait que Vassia n’avait pas rempli ses obligations et qu’il se sentait coupable envers lui-même. Il se sentait ingrat envers le sort, déprimé et bouleversé par son propre bonheur, dont il se considérait indigne; enfin, il ne cherchait qu’un prétexte pour dévier de ce côté-ci; mais, en réalité, il n’était pas encore revenu de sa surprise d’hier. «C’est bien cela! se dit Arkadi Ivanovitch. Il faut le réconcilier avec lui-même. Il est en train de prononcer sa propre oraison funèbre.»

Ayant suffisamment ruminé la question, Arkadi Ivanovitch résolut de se rendre chez Julian Mastakovitch sans trop tarder, dès le lendemain, pour tout lui raconter.

Vassia écrivait, Arkadi, exténué, s’allongea de nouveau, pour méditer encore une fois sur l’affaire. Il ne se réveilla qu’à l’aube.

– Ah! diable! Encore! s’écria-t-il, ayant jeté un regard sur Vassia, qui écrivait toujours.

Arkadi s’élança, l’entoura de ses deux bras et le conduisit de force vers le lit. Vassia souriait. Ses paupières tombaient de fatigue. Il pouvait à peine parler.

– J’ai eu moi-même l’intention de me coucher, dit-il. Sais-tu, Arkadi, que j’ai une idée? Je terminerai mon travail. J’ai accéléré l’écriture. Mais je ne pouvais plus tenir debout. Réveille-moi à huit heures…

Il n’acheva pas sa phrase et s’endormit, sombrant dans le sommeil.

– Mavra, chuchota Arkadi Ivanovitch en s’adressant à la bonne qui apportait le thé, il demande qu’on le réveille dans une heure. Garde-toi bien de le faire! Qu’il dorme dix heures de suite s’il le veut; as-tu compris?

– Oui, j’ai compris, Monsieur.

– Ne prépare pas de dîner et ne fais pas de bruit. Surtout, ne fais pas de bruit! S’il me demande, dis-lui que je suis allé au bureau. M’as-tu compris?

– Oui, j’ai compris, Monsieur… Qu’il se repose autant qu’il veut, qu’est-ce que cela peut me faire? Le sommeil du maître me fait plaisir, et je garde bien ce qui appartient aux maîtres. Quant à la tasse que j’ai cassée hier et pour laquelle vous m’avez grondée, ce n’est pas moi, c’est la chatte Machka qui l’a cassée; seulement, je n’ai pas eu l’œil sur elle et lorsque je l’ai chassée, c’était trop tard.

– Chut… tais-toi! Arkadi Ivanovitch renvoya Mavra à la cuisine, lui réclama la clé et l’enferma à double tour. Puis il partit à son bureau. En route, il se demandait comment il ferait pour se présenter chez Julian Mastakovitch; n’était-ce pas trop audacieux de sa part? Il pénétra dans son bureau et demanda d’un air timide si Son Excellence était là. On lui répondit qu’elle n’y était pas et qu’elle n’y serait pas de la journée. D’abord Arkadi Ivanovitch voulut se rendre à son domicile privé, mais il conclut tout de suite que si Julian Mastakovitch n’était pas venu au bureau, cela voulait dire qu’il avait à faire chez lui. Il resta donc dans son service. Le temps lui parut interminable. Il essaya de se renseigner discrètement sur l’affaire confiée à Choumkov, mais personne n’était au courant. On savait seulement que Julian Mastakovitch voulait bien le charger de certains travaux spéciaux, dont tout le monde, du reste, ignorait le caractère. Dans l’antichambre, un scribe l’arrêta et lui dit que Vassili Pétrovitch Choumkov était venu vers une heure et qu’il avait demandé si lui, Arkadi Ivanovitch, et Julian Mastakovitch étaient là. À cette nouvelle, Arkadi Ivanovitch, rongé d’inquiétude, prit un fiacre et se fit conduire à la maison.