Puis Julian Mastakovitch s’adressa de nouveau à Arkadi Ivanovitch, lui posant plusieurs questions.
– Il prie qu’on n’en dise rien à une jeune fille, fit-il en montrant Vassia. S’agit-il de sa fiancée?
Arkadi donna quelques explications. Pendant ce temps Vassia paraissait en proie à une idée obsédante. On aurait dit qu’il faisait un effort prodigieux pour se souvenir d’une chose très importante, indispensable même à cet instant. Parfois, il laissait errer son regard triste sur les assistants, comme s’il espérait que quelqu’un lui rappellerait ce qu’il avait oublié. Ses yeux s’arrêtèrent sur Arkadi. Soudain, une lueur d’espoir parut illuminer son visage; il fit un pas en avant du pied gauche, avança de trois pas, de la façon la plus correcte et claqua même du talon droit, comme font les soldats lorsqu’ils s’approchent de l’officier qui les a appelés. Tous attendaient ce qui allait suivre.
– Votre Excellence, j’ai un défaut corporel, je suis faible et petit de taille et inapte au service militaire, dit-il d’une voix saccadée.
Alors, tous ceux qui se trouvaient dans la pièce sentirent leur cœur se resserrer; Julian Mastakovitch lui-même, bien qu’il fût d’un caractère fort, ne put retenir une larme. «Emmenez-le», dit-il, en faisant un geste de la main.
– C’est le front! dit Vassia à mi-voix; il fit demi-tour à gauche et sortit de la pièce.
Tous ceux que son sort intéressait se précipitèrent à sa suite. Arkadi suivit les autres. On fit asseoir Vassia dans la salle d’attente, et l’on s’occupa de son ordre d’admission à l’hôpital et de la voiture qui devait l’emmener.
Vassia se taisait; il paraissait extrêmement préoccupé. Il saluait ceux qu’il reconnaissait d’une légère inclination de tête, comme s’il prenait congé d’eux. À chaque instant, il regardait la porte, dans l’attente du moment où on lui dirait qu’il était temps de partir. Un cercle étroit de gens l’entourait. Tous hochaient la tête, tous le plaignaient. Plusieurs étaient vivement impressionnés par son histoire, qui soudain avait fait le tour du bureau. Les uns discutaient, les autres plaignaient et louaient Vassia; on disait que c’était un jeune homme si calme, si modeste, qu’il promettait beaucoup. On racontait qu’il s’appliquait à s’instruire, à parachever son éducation. «C’est par ses propres moyens qu’il est parvenu à sortir d’une condition très humble!» remarqua quelqu’un. On soulignait d’un air attendri la bienveillance dont Son Excellence avait toujours fait preuve à son égard. Certains se mirent à expliquer pourquoi Vassia avait eu l’idée fixe qu’on l’embrigaderait dans l’armée, pour s’être mal acquitté de son travail. On disait que le pauvre garçon appartenait, par sa naissance, à la classe taillable, et qu’il s’était vu attribuer le premier grade de fonctionnaire uniquement grâce à l’intervention de Julian Mastakovitch. Ce dernier, en effet, avait su reconnaître en lui les indices d’un vrai talent ainsi qu’une docilité et une gentillesse extraordinaires… Bref, on parlait et on discutait beaucoup. Parmi les personnes les plus émues, on remarquait surtout un collègue de Vassia Choumkov, un tout petit bonhomme, d’une taille fort au-dessous de la moyenne. Ce n’était plus un tout jeune homme; il pouvait avoir atteint la trentaine. Il était pâle comme un mort; il tremblait de tous ses membres et souriait d’un air étrange; peut-être parce que n’importe quel événement terrible ou n’importe quelle affaire scandaleuse remplit le cœur des témoins d’effroi et en même temps d’un plaisir étrange. À chaque instant, il courait d’un bout à l’autre du groupe qui se pressait autour de Choumkov et, comme il était petit, il se dressait sur la pointe des pieds, prenait par le bouton tantôt l’un, tantôt l’autre de ses collègues (parmi ceux qu’il avait le droit d’aborder) et répétait qu’il savait, lui, comment cela s’était produit; que ce n’était pas du tout si simple que ça, mais que c’était une affaire assez compliquée et qu’on ne pouvait pas laisser les choses telles quelles. Puis il se dressait de nouveau sur la pointe des pieds et chuchotait quelques mots à l’oreille de son auditeur, après quoi il hochait plusieurs fois la tête et courait plus loin.
Enfin, tout se termina, le gardien et l’infirmier de l’hôpital parurent; ils s’approchèrent de Vassia et lui dirent qu’il était temps de partir. Il se leva prestement, s’agita et les suivit, tout en regardant autour de lui. Il cherchait quelqu’un des yeux. «Vassia, Vassia!» s’écria Arkadi Ivanovitch en sanglotant. Vassia s’arrêta et Arkadi réussit à se frayer un chemin jusqu’à lui. Ils s’étreignirent une dernière fois… C’était un spectacle navrant. Quel malheur chimérique faisait couler leurs larmes? Et pourquoi pleuraient-ils? Où était ce malheur? Et pourquoi ne parvenaient-ils pas à se comprendre?
– Tiens, prends ça, prends ça! Garde-moi ça! répétait Choumkov en fourrant un petit papier plié dans la main d’Arkadi. Ils me l’enlèveront. Apporte-le-moi plus tard. Apporte-le moi… Conserve-le pour moi…
Vassia ne put terminer. On l’appela. Il descendit l’escalier d’un pas rapide en saluant tout le monde et en inclinant la tête. Le désespoir était peint sur son visage. Enfin on s’installa dans la voiture et l’on partit.
Arkadi déplia en hâte le petit papier. C’était la boucle noire de Lisa que Choumkov portait toujours sur lui. Des larmes amères jaillirent des yeux d’Arkadi. «Oh! pauvre Lisa!…»
À la fermeture du bureau, il se rendit chez ceux de Kolomna. Inutile de dire ce qui s’y passa! Même le petit Pétia, qui ne comprenait guère ce qui venait d’arriver au bon Vassia, se retira dans un coin, se couvrit le visage de ses mains et se mit à pleurer à fendre le cœur.
Le soir tombait déjà lorsque Arkadi prit le chemin du retour. Parvenu au bord de la Neva, il s’arrêta un instant et fixa d’un regard intense le ciel lointain, en aval du fleuve. Là-bas, l’air opaque, le brouillard terne et glacial s’embrasèrent soudain aux dernières flammes de l’aube vespérale. La nuit descendait sur la ville, et la Néva, saisie par les glaces, bosselée, striée de bourrelets de neige dure, reflétait sur toute son énorme étendue les derniers rayons du soleil, dans le jeu étincelant d’innombrables paillettes de givre.
La température était tombée à vingt degrés au-dessous de zéro… Une buée blanche entourait les chevaux fourbus et les hommes qui marchaient d’un pas rapide. L’air compact résonnait au moindre bruit. Au-dessus des toits de toutes les maisons qui longeaient les quais, de hautes colonnes de fumée s’élevaient dans le ciel froid, comme autant de géants fabuleux. Elles s’emmêlaient en route, se séparaient de nouveau; on aurait dit que d’autres édifices surgissaient dans l’atmosphère, superposant une nouvelle ville à l’ancienne… Il semblait que le monde – avec tous ses habitants, les puissants et les faibles et leurs habitations, taudis des pauvres et palais fastueux des grands de cette terre – ressemblait à cette heure du soir à un mirage fantastique, à un rêve, condamné à disparaître à son tour, à se diluer en fumée dans le ciel bleu et sombre.
Une idée étrange surgit soudain dans l’esprit du camarade, désormais solitaire, du pauvre Vassia. Il tressaillit; un sang plus chaud parut affluer à son cœur, agité par un sentiment puissant, inconnu jusqu’à ce jour. Il lui sembla qu’à présent il venait de comprendre toute cette angoisse et saisir la raison même pour laquelle son pauvre Vassia était devenu fou de n’avoir pu supporter son bonheur. Ses lèvres tremblèrent, une flamme brilla dans ses yeux; il pâlit et il eut l’impression d’avoir acquis brusquement, à cet instant même, la connaissance d’une vérité nouvelle…