– Allons, mon vieux, assez bavardé!… répliqua Vassia d’un ton quelque peu irrité.
– Ne t’en fais pas, Vassia! interrompit Arkadi; moi-même j’ai constaté qu’il t’arrivait de recopier beaucoup plus de pages dans un laps de temps plus court… Qu’est-ce que cela te fait? Tu as un véritable don pour cela! Si c’est absolument nécessaire, on peut même accélérer l’écriture. Que diable! Il ne s’agit pas de préparer un texte calligraphié!… Tu y arriveras bien!… Certes, il se peut que tu sois un peu énervé à présent, un peu distrait, et que le travail te paraisse plus dur.
Vassia ne répondit rien, se contentant de murmurer quelque chose entre les dents, et tous les deux atteignirent leur maison dans un état d’énervement considérable.
Vassia se mit aussitôt au travail. Arkadi Ivanovitch se tint coi; il se déshabilla en silence et se coucha, tout en ne quittant pas Vassia des yeux. Il se sentait envahi par une sorte de terreur. «Qu’a-t-il?» se demandait Arkadi en regardant le visage pâle de Vassia, ses yeux étincelants, ses mouvements empreints d’une inquiétude fébrile. «Sa main tremble… Diable! Ne ferais-je pas mieux de lui conseiller de prendre du repos, pendant deux heures? Un peu de sommeil le calmera sûrement.»
Vassia termina une page; il leva les yeux, regarda par hasard du côté de son ami et, abaissant les paupières, reprit aussitôt sa plume.
– Écoute, Vassia, remarqua soudain Arkadi Ivanovitch, ne crois-tu pas qu’un petit somme te ferait du bien? Tu as l’air tout à fait fiévreux…
Vassia regarda Arkadi d’un air maussade, irrité même, et ne dit rien.
– Allons, Vassia? Pourquoi insistes-tu?
Brusquement Vassia parut changer d’avis.
– Et si l’on prenait un peu de thé, Arkacha? fit-il.
– Pourquoi faire?
– Pour reprendre des forces. Je ne veux pas dormir. Je ne dormirai pas. J’écrirai tout le temps. Mais j’aurais volontiers soufflé un peu en prenant un verre de thé; ainsi me serais-je débarrassé de ma nervosité.
– Parfait, mon vieux Vassia! Excellente idée! C’est justement ce que je voulais te proposer! Je m’étonne que l’idée ne m’en soit pas venue… Mais Mavra ne se lèvera pour rien au monde. Impossible de la réveiller à cette heure-ci!
– Oui, c’est vrai…
– Qu’importe! s’écria Arkadi Ivanovitch en se levant d’un bond de son lit; je mettrai le samovar, moi! Je ne suis pas un novice, quand même!
Il se précipita dans la cuisine et s’affaira autour du samovar. Pendant ce temps, Vassia continuait à écrire. S’étant habillé en hâte, Arkadi Ivanovitch courut chez le boulanger afin que Vassia pût se sustenter convenablement pour la nuit. Un quart d’heure après, le samovar fumait sur la table. Ils se versèrent du thé; mais la conversation n’arrivait pas à s’engager. Vassia semblait distrait.
– Oui, dit-il brusquement, comme revenu à lui; demain, il faudra aller apporter ses vœux…
– Tu n’en as nullement besoin.
– Non, mon vieux, il le faut, répliqua Vassia.
– Mais je signerai pour toi, chez tout le monde!… Ne t’en fais pas… Demain, tu travailleras. Aujourd’hui, à ta place, j’aurais travaillé jusqu’à cinq heures; puis je me serais couché. Sinon, de quoi auras-tu l’air demain? Je t’aurais réveillé à huit heures juste…
– Mais est-ce convenable que tu signes pour moi? dit Vassia, à moitié convaincu.
– Et pourquoi pas? Tout le monde le fait.
– Cependant je crains quand même…
– Mais que crains-tu?
– Évidemment, pour les autres, je ne dis pas non, mais pour Julian Mastakovitch… C’est mon bienfaiteur, Arkacha… S’il remarquait que ce n’est pas moi qui ai signé!
– S’il remarquait… Vraiment, tu es bizarre, Vassiouk! Comment pourrait-il s’en rendre compte? Tu sais bien que je peux signer ton nom en imitant parfaitement ton écriture; je ferai le même paraphe, je te le jure, tout à fait le même!… Personne ne remarquera rien, je te le garantis!
Sans répondre, Vassia vida son verre en hâte. Puis il secoua la tête d’un air de doute…
– Vassia, mon vieux! Si seulement nous réussissions!… Mais qu’as-tu, Vassia? Tu sais que tu me fais peur! Je ne me coucherai pas, Vassia; je ne pourrais pas m’endormir. Montre-moi ce qu’il te reste encore à faire…
Vassia lui jeta un tel regard que le cœur d’Arkadi Ivanovitch se serra et qu’il ne put remuer la langue.
– Vassia! Mais qu’as-tu donc? Pourquoi me regardes-tu ainsi?
– Arkadi, je crois que j’irai quand même féliciter Julian Mastakovitch.
– Soit, vas-y, si tu y tiens tellement, dit Arkadi, en fixant son ami d’un air inquiet. Écoute-moi, Vassia, accélère un peu ton écriture, reprit-il; je te jure que ce n’est pas pour te donner un mauvais conseil. Combien de fois Julian Mastakovitch n’a-t-il pas dit que ce qu’il aimait le plus dans ton écriture, c’est qu’elle était très lisible! Voyons! Il n’est pas comme Skoropléhine qui exige une vraie calligraphie lisible et belle à la fois!… Tout simplement, pour pouvoir escamoter la feuille d’une façon ou d’une autre et la porter ensuite à ses enfants, afin qu’ils s’exercent en la recopiant. Comme si cet imbécile ne pouvait leur acheter des cahiers d’exercices! Quant à Julian Mastakovitch il n’exige et ne répète qu’une chose: que ce soit lisible, lisible!… Alors pourquoi te tracasses-tu? Vraiment, Vassia, je ne sais plus que dire… Je crains même… Voyons, ta tristesse me déprime affreusement!
– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit Vassia et, exténué, il se laissa retomber sur sa chaise.
Arkadi s’affaira:
– Veux-tu de l’eau? Vassia! Vassia!
– Laisse donc, fit l’autre en lui serrant la main; Je n’ai rien; je suis tout simplement un peu triste, Arkadi, je ne sais moi-même pourquoi. Parlons plutôt d’autre chose… Ne me rappelle pas…
– Calme-toi, Vassia, pour l’amour de Dieu, calme-toi! Tu termineras ton travail, je te le jure… Et même si tu ne le terminais pas, où serait le malheur? Vraiment, on croirait qu’il s’agit d’un crime!
– Arkadi, prononça Vassia, et il regarda son ami avec une expression telle que l’autre tressaillit, car jamais encore il n’avait vu Vassia en proie à une si grande inquiétude; Arkadi, si j’étais seul, comme auparavant… Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Je ressens constamment le désir de te confier, de te confesser tout, comme à un ami… Mais pourquoi t’inquiéterai-je?… Vois-tu, Arkadi, dans la vie, les uns ont reçu beaucoup, tandis que les autres, tels que moi, ne sont appelés qu’à remplir leur petite tâche, Dis-moi, si l’on exigeait de toi une preuve de ta gratitude, de ta reconnaissance, et si tu étais cependant incapable de t’exécuter?
– Vassia, décidément, je ne te comprends plus!
– Je n’ai jamais été ingrat, continuait Vassia à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même; mais si je ne suis pas en état d’exprimer tout ce que je ressens, cela a l’air… cela, Arkadi, me fait l’impression d’être en effet un ingrat et c’est ce qui me tue.
– Allons, que dis-tu là? Voyons, crois-tu vraiment que toute ta gratitude doive consister à livrer ta copie dans le délai prévu? Observe-toi, Vassia! Que dis-tu là? Est-ce ainsi qu’on exprime sa reconnaissance?