Les amis se séparèrent enfin. Toute la matinée Arkadi Ivanovitch fut distrait; il ne pensait qu’à Vassia. Il connaissait sa nature faible et irritable. «Oui, ce bonheur l’a complètement bouleversé, c’est un fait, se disait-il à part sol. Mon Dieu! il m’a rendu triste, moi aussi! Et dire qu’un homme est capable de faire une tragédie de n’importe quoi!… Quelle hâte fébrile, et pourquoi?… Non, il faut le sauver, il faut le sauver absolument!» se répétait Arkadi, sans remarquer que lui-même, en son for intérieur, semblait avoir grossi de petits ennuis domestiques, apparemment insignifiants, jusqu’à en faire une catastrophe.
Ce n’est qu’à onze heures qu’il pénétra dans la loge de l’huissier de Julian Mastakovitch pour ajouter son humble nom à la colonne imposante des noms de personnages de qualité qui recouvraient une grande feuille toute tachée d’encre. Mais quel ne fut pas son étonnement, lorsqu’il aperçut, un peu au-dessus de la sienne, la signature autographe de Vassia Choumkov. Il se sentit tout bouleversé. «Que se passe-t-il dans sa tête?» se demanda-t-il, de plus en plus rouge d’inquiétude. Ses espérances radieuses avaient disparu. Il comprit qu’un malheur menaçait; mais où et comment allait-il éclater?
Il arriva à Kolomna dans un état d’esprit morose; d’abord, il semblait distrait, mais après avoir parlé à Lisanka, il sortit les larmes aux yeux, car il eut franchement peur pour Vassia. Il se précipita en courant chez lui, mais sur la glace de la Neva, il se heurta, nez à nez, à Choumkov. Celui-ci courait également.
– Où vas-tu? s’écria Arkadi Ivanovitch.
Vassia s’arrêta, comme si on l’avait surpris en flagrant délit.
– Je… Je suis sorti pour faire un tour.
– Tu n’as pas pu tenir en place, hein? Tu allais à Kolomna? Oh! Vassia, Vassia!… Et puis, pourquoi es-tu allé chez Julian Mastakovitch?
Vassia ne répondit rien; soudain il fit un geste découragé et dit:
– Arkadi, je ne sais ce qui se passe en moi… Je…
– Allons, allons, Vassia! Je sais, moi, ce que c’est. Calme-toi! Depuis hier, tu es ému, bouleversé. Et comment ne le serait-on pas, à ta place? Tout le monde t’aime, tous sont aux petits soins avec toi, ton travail avance et tu le termineras, tu le termineras sûrement, je te le jure! Tu te fais des idées, tu as de vagues appréhensions, que sais-je…
– Non, ce n’est rien.
– Te souviens-tu, Vassia? Tu as déjà été dans un pareil état, lorsque tu as obtenu ta nomination; fou de joie et de reconnaissance, tu t’es mis à rectifier ton écriture plus que de coutume, et huit jours durant, tu n’as fait que gâcher ton travail! À présent, il t’arrive exactement la même chose.
– Oui, oui, Arkadi! Mais à présent, c’est tout à fait différent…
– Comment ça, différent? Que dis-tu là? Il se peut même que l’affaire ne soit pas du tout, urgente et cependant tu t’épuises…
– Non, non, cela n’a pas d’importance… Eh bien! rentrons!
– Tu ne vas pas chez eux?
– Non, mon vieux! Puis-je me présenter là-bas avec une mine pareille? J’ai changé d’idée. C’est parce que tu n’étais pas là que je n’ai pu tenir en place. Mais à présent que tu rentres, je me remettrai à écrire. Allons-y!
Ils marchèrent quelque temps en silence. Vassia se hâtait.
– Eh bien! tu ne me demandes pas de leurs nouvelles? fit Arkadi Ivanovitch.
– Ah! oui! comment était-ce, Arkacha?
– Vassia, tu me fais peur!
– Non, non ce n’est rien… Raconte-moi tout veux-tu? dit Vassia d’une voix implorante, comme s’il voulait éviter des explications fastidieuses.
Arkadi Ivanovitch poussa un soupir. Décidément, en contemplant Vassia, il ne savait plus de quel côté se tourner.
Le récit de son ami, qui lui conta en détail sa visite à Kolomna, parut réveiller Vassia. Celui-ci devint même bavard. Ils dînèrent tous les deux. La vieille maman avait bourré les poches d’Arkadi Ivanovitch de biscuits et, en les croquant, les amis se ragaillardirent. Après le dîner, Vassia promit de faire un petit somme pour pouvoir veiller toute la nuit. Il s’allongea effectivement. Dans la matinée, quelqu’un, dont on ne pouvait pas refuser l’invitation, avait prié Arkadi Ivanovitch de venir prendre le thé chez lui. Les amis se séparèrent. Arkadi résolut de rentrer aussi vite que possible, à huit heures, si cela était faisable. Les trois heures que dura son absence lui parurent plus longues que trois années. Enfin, il parvint à se libérer et courut à la maison. En pénétrant dans la chambre, il vit qu’il n’y avait pas de lumière, Vassia n’était pas là. Il questionna Mavra. Mavra répondit qu’il avait écrit tout le temps et ne s’était pas couché, qu’ensuite il avait marché dans la chambre, de long en large, et que plus tard, il y avait environ une heure, il était parti précipitamment, en disant qu’il serait de retour dans une demi-heure. «Lorsque Arkadi Ivanovitch rentrera, dis-lui, ma vieille, que je suis allé faire une petite promenade», m’a-t-il répété trois ou quatre fois; c’est ainsi que Mavra termina son récit.
«Il est chez les Artémiev!» pensa Arkadi Ivanovitch en hochant la tête.
Une minute plus tard, il se leva d’un bond de sa chaise. Un espoir avait brillé dans son cœur. «Tout simplement, il a terminé! se dit-il; après quoi, n’y tenant plus, il a couru là-bas… Mais non, il m’aurait attendu… Je vais jeter un coup d’œil sur son travail.»
Il alluma la bougie et se précipita vers le bureau de Vassia. Le travail avançait et il semblait que la fin fût proche. Arkadi Ivanovitch voulut continuer ses recherches, quand Vassia entra brusquement…
– Ah! tu es là? s’écria-t-il effrayé.
Arkadi Ivanovitch se taisait. Il avait peur de poser des questions à Vassia. Celui-ci se mit, lui aussi, à feuilleter ses papiers, en baissant les yeux. Enfin, leurs regards se croisèrent. Celui de Vassia avait une expression si tragique, si implorante, qu’Arkadi tressaillit Son cœur débordait de pitié.
– Vassia, mon cher, que t’arrive-t-il? Qu’as-tu? s’écria-t-il en s’élançant vers son ami et en le serrant dans ses bras. Explique-toi franchement! Je ne te comprends plus, je ne comprends pas ta tristesse! Qu’as-tu, mon pauvre martyr? Dis-moi tout, ne me cache rien. Il n’est pas possible que cela seul…
Vassia se serra contre lui, mais ne put prononcer une parole. Sa gorge était serrée, il manquait d’air.
– Allons, allons, Vassia! Et si tu ne finissais pas, quel malheur y aurait-il? Je ne te comprends pas, dis-moi ce qui te tracasse! Sais-tu que pour toi, je… Ah! mon Dieu! répétait-il en marchant de long en large et en saisissant tantôt un objet, tantôt un autre, comme s’il cherchait un remède immédiat pour Vassia. Demain, j’irai moi-même chez Julian Mastakovitch et je le prierai, je l’adjurerai de t’accorder encore un jour de délai. Je lui expliquerai tout, tout, si seulement c’est cela qui te tracasse à tel point…
– Que Dieu t’en préserve! s’écria Vassia en blêmissant. Il tenait à peine sur ses jambes.
– Vassia, Vassia!
Le jeune homme revint à lui; ses lèvres tremblaient; il voulut dire quelque chose, mais n’en fit rien et serra seulement la main d’Arkadi d’un geste nerveux, convulsif. Sa main était froide. Arkadi se tenait devant lui, en proie à une angoisse atroce. De nouveau Vassia le regarda bien en face.
– Vassia! Eh bien! qu’as-tu, mon pauvre Vassia? Tu me déchires le cœur, mon cher, mon pauvre ami!