Elle s’exécutait de bonne grâce, regrettant vivement dans son for intérieur de n’avoir pas le plaisir de veiller elle-même sur la convalescence de son locataire. Mais, instruite par l’assaut dont sa maison avait été le théâtre, elle admettait sans peine que l’Hermitage, enclos dans un domaine des Orléans, assurait une sécurité que son pavillon était incapable d’offrir.
Le duc de Chartres, qui apparut un matin flanqué du Lieutenant de Police Lenoir, en avait assuré lui-même le jeune homme.
— C’est en mon nom que l’on vous a attaqué, chevalier, lui dit-il. Il y va donc de mon honneur que vous ne quittiez cette maison qu’entièrement guéri et seulement quand vous serez en état de reprendre votre service à la Maison du Roi. J’y tiens essentiellement et, si vous le voulez bien, c’est un sujet que nous ne discuterons plus car je ne sais personne d’assez fou pour oser s’en prendre à l’un de mes amis sur mes terres. À présent, veuillez écouter ce que souhaite vous dire Monsieur le Lieutenant de Police.
Lenoir venait, en fait, recueillir la déposition du blessé car, il n’en fit aucun mystère, l’enquête, ordonnée cependant par le Roi en personne que Winkleried avait averti et exigée par Chartres, piétinait lamentablement. Le sieur Beausire avait disparu sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air et sa maîtresse, une certaine Nicole Legay, dite Oliva, la femme qui ressemblait à la Reine, s’était elle aussi volatilisée. Il n’était jusqu’à leur maison qui n’eût subi un nettoyage si minutieux qu’il était impossible de soupçonner que le sang y avait coulé en telle abondance.
Tout avait dû y être disposé dans ce but car, si la défense désespérée de la victime et l’aide inattendue qu’elle avait reçue n’avaient conduit le combat jusqu’au-dehors, ameutant le quartier, personne n’aurait jamais pu soupçonner quoi que ce soit. Gilles eût été effacé de la surface de la terre sans qu’il fût possible de savoir ce qu’il était devenu…
Cependant, aux questions de Lenoir, le jeune homme opposa une fin de non-recevoir. Il ignorait tout de ceux qui composaient la troupe de ses assassins.
— Le garçon qui vous a porté secours, et qui d’ailleurs n’a pas reparu, a déclaré en arrivant ici que vous aviez reconnu le chef de la bande mais qu’il n’avait pas compris le nom que vous aviez prononcé. Nous l’avons fait chercher cependant aux carrières de Montmartre mais nul ne sait ce qu’il est devenu.
— Il s’est trompé d’ailleurs, répondit Tournemine qui répugnait au rôle de dénonciateur même envers des misérables tels qu’Antraigues ou Reteau. Il se peut que j’aie cru, à certain moment, reconnaître quelqu’un mais comme je n’en ai eu aucune assurance vous comprendrez aisément qu’il m’est difficile de donner un nom.
— Laissez-nous le soin d’en juger ! Vous avez failli être assassiné, Monsieur ! Aucun code de l’honneur ne vous oblige envers des meurtriers.
— Ni à accuser sans preuves un innocent ! Je regrette, Monsieur le Lieutenant de Police, mais je ne puis rien vous dire de plus.
Lenoir se leva en soupirant. Policier dans l’âme, mais dans la grande tradition des La Reynie, il avait appris depuis longtemps à connaître les hommes et bien peu pouvaient se vanter de pouvoir dissimuler le fond de leur âme à son œil à la fois perçant et taciturne. Mais il y avait des exceptions et il en prenait parfois conscience avec quelque mélancolie.
— Je n’en crois pas un mot, Monsieur, soupira-t-il. Mais après tout, il s’agit de votre vie et je ne puis être plus royaliste que le Roi. Je vous souhaite le bonsoir… Réfléchissez néanmoins…
Le duc de Chartres ne repartit pas avec lui. Il avait encore apparemment quelque chose à dire.
— J’admire votre discrétion, chevalier, fit-il en se plantant en face du jeune homme, les mains nouées au dos qu’il chauffait devant le feu. Pourtant… si j’en crois Mme d’Hunolstein, votre délire, naguère, a été moins… hermétique. Vous avez prononcé un nom. À plusieurs reprises même ! Un nom que la baronne connaît fort bien car c’est celui d’un de ses amis… et des miens. Est-ce parce que j’étais présent que vous avez refusé de parler du comte d’Antraigues ?
— Certainement pas, Monseigneur ! Je respecte profondément Votre Altesse Royale mais elle me pardonnera, j’espère, de lui avouer que je n’ai pas peur d’elle. Je n’ai rien dit parce que, recouvrant chaque jour un peu de mes forces grâce aux soins de Mme d’Hunolstein et espérant fermement en retrouver bientôt la totalité, je n’ai pas la moindre raison de m’en remettre à la Police du soin de régler mes propres affaires. Je me suis déjà trouvé en face de Monsieur d’Antraigues l’épée à la main et cela n’a pas été pour son bien. La prochaine fois je le tuerai, voilà tout !
Le visage rouge du prince s’éclaira d’un sourire qui n’alla pas jusqu’aux yeux demeurés attentifs et froids.
— Au fait… êtes-vous bien certain qu’il s’agisse d’Antraigues ? Il n’était pas à Paris en décembre et, lorsque vous avez été attaqué, il était parti depuis trois jours pour ses terres du Vivarais afin d’y passer le Noël en famille. Il doit y avoir une erreur quelque part.
Le sourire de Gilles répondit à celui du prince sans qu’il y fît, lui non plus, participer son regard.
— Si Votre Altesse Royale le dit, cela doit être vrai ! fit-il tranquillement. Vous voyez bien, Monseigneur, que j’ai eu raison de garder le silence… puisque le comte n’était pas là. J’ai dû voir, ou entendre, un fantôme…
Il y eut un petit silence que les deux hommes employèrent à se jauger mutuellement, mais Philippe de Chartres le rompit brusquement d’un éclat de rire.
— Faites à votre idée, chevalier ! Vous êtes décidément un homme d’esprit ! J’aurai plaisir à revenir causer avec vous pendant le reste de votre séjour ici. Peut-être avec quelques amis. Vos exploits américains vous ont fait un succès auprès des femmes. Voyons ce que vous ferez auprès des hommes… À propos, j’ai pu voir en entrant chez vous que vous aviez un serviteur bien étrange. N’est-ce pas un Indien ?
— C’en est un, Monseigneur. Un guerrier iroquois de la tribu des Onondagas que j’ai attaché à moi en lui faisant… euh ! traverser la Delaware en crue. C’est même un sorcier !
— Magnifique ! Vous devriez me le vendre ! Je lui ferais reprendre le costume de son pays et il aurait un énorme succès dans mon antichambre.
— Vous le vendre ? Monseigneur, mais c’est impossible, s’écria Gilles, scandalisé. On ne vend pas ses amis ! et Pongo est un ami pour moi… un ami très cher même !
— Bah ! je sais ce que valent les amis. Tout dépend du prix ! Et je suis prêt à payer une fortune pour ce garçon. Voyez-vous, mon cher, ce bon La Fayette vient de rentrer d’un voyage, triomphal à ce qu’il prétend, auprès du général George Washington et il en a ramené un jeune Indien superbement emplumé qui lui sert de domestique et qui le suit partout. Flanqué de ce jeune oiseau il a un succès tel que j’enrage ! Grâce à votre serviteur je pourrais reprendre le dessus…
Gilles se mit à rire.
— Ne me dites pas, Monseigneur, que le premier prince qui ait été assez hardi pour s’aventurer dans les airs a besoin d’un Indien décoratif pour s’assurer la suprématie dans les salons ! Je regrette. Si Pongo n’était qu’un serviteur je le donnerais à Votre Altesse sans hésiter et sans qu’il soit question de prix. Mais il est un ami fidèle… et un homme libre ! Je ne saurais en disposer. Et puis, accordez-moi permission d’être aussi scrupuleux envers mes amis qu’envers ceux de Votre Altesse Royale !