— En parfaite santé, en effet. Mais puis-je demander à Votre Éminence si Winkleried lui a appris comment… et grâce à qui j’avais été ainsi… endommagé ?
La cardinal hocha la tête tandis que son regard bleu s’assombrissait.
— Il l’a fait… mais je lui ai dit que j’avais peine à le croire. Il doit y avoir une confusion quelque part. La charmante comtesse est…
— Une femme dangereuse, Monseigneur ! Sur la mémoire de tous ces vieux Tournemine qui furent souvent bons serviteurs des Rohan je supplie Votre Éminence d’y prendre garde.
— C’est étrange ! Savez-vous que vous me dites, presque mot pour mot, ce que vient de me faire entendre Cagliostro ? J’admets qu’il y ait chez elle des bizarreries, des contradictions, des idées folles parfois mais, j’en suis certain, son cœur est bon et elle a fait pour moi des merveilles telles qu’il m’est impossible de les oublier. Mes paroles peuvent vous sembler obscures. Pourtant bientôt vous pourrez les comprendre mieux quand le Destin m’aura élevé à une place si haute que plus rien n’aura d’importance pour moi, sinon… la joie que j’aurai à m’entourer de gens tels que vous, Monsieur, et à leur faire tout le bien que je pourrai…
Le souvenir de ce qu’il avait vu et entendu dans la nuit du Bosquet de Vénus revint à la mémoire de Gilles et surtout les paroles pleines de colère de la Reine ? « Savez-vous de quoi rêve cet homme ? D’être Premier ministre… » De quelle illusion insensée l’infernale comtesse de La Motte bernait-elle cet homme trop confiant ?…
— Monseigneur… commença-t-il.
Mais déjà Rohan prêt à se retirer lui offrait son anneau à baiser et le courbait sous le poids du respect religieux.
— J’aurai toujours plaisir à vous voir, Monsieur de Tournemine, ne l’oubliez pas !…
Malgré l’incorrection qu’il y avait à poursuivre un entretien contre la volonté d’un prince, Gilles allait se risquer à le retenir mais quelqu’un toucha sa manche et il s’aperçut que le valet était revenu sans qu’il l’entendît seulement approcher et lui faisait signe de le suivre… Le cardinal, d’ailleurs, était déjà remonté dans sa voiture.
À la suite de l’homme il gagna le premier étage, traversa une antichambre sans fenêtres mais éclairée par une profusion de bougies et dont le mur était orné d’une grande plaque de marbre noir gravée de caractères orientaux et d’une sorte de prière dont les premiers mots étaient :
« Père de l’Univers, Suprême Intelligence… »
Le valet poussa une porte et le visiteur se trouva en face du maître de la maison…
— Entrez, chevalier, dit Cagliostro. Je vous attendais…
La pièce dans laquelle il se tenait était un grand cabinet sévèrement meublé de chêne sombre et encombré d’une foule d’objets étranges allant des cornues de l’alchimiste à des statuettes égyptiennes verdies par le temps. Des rayonnages chargés de livres montaient à l’assaut des murs. D’autres livres encore, d’énormes in-folio, s’empilaient à même le sol. Une table de travail chargée de papiers et d’échantillons de minéralogie occupait une petite partie de cette pièce dont les vastes dimensions échappaient un peu à la mesure car les murs qui n’étaient pas changés en bibliothèques étaient tendus de velours noir dissimulant sans doute d’autres portes. Une odeur d’encens et de myrrhe brûlée flottait dans l’air portée par la fumée bleuâtre qui montait d’un grand brûle-parfum de bronze posé sur un trépied.
Cagliostro lui-même n’était pas moins impressionnant que son décor composé très certainement pour frapper l’imagination des foules. Son corps vigoureux disparaissait sous les plis d’une dalmatique noire où les signes du zodiaque apparaissaient brodés d’argent et de soie rouge. Ses cheveux, partagés en plusieurs cadenettes, se réunissaient sur la nuque sous un catogan noir et ses mains disparaissaient sous les éclairs lancés par une profusion de diamants et de rubis.
Machinalement, Gilles s’assit dans le fauteuil qu’une de ces mains lui indiquait.
— Vous m’attendiez, dites-vous ? Comment cela est-il possible ? Votre serviteur ne m’a même pas demandé mon nom…
— C’était inutile. Je savais que vous alliez venir comme j’ai su, depuis plusieurs mois, chacune de vos actions.
— Là où j’en étais, ce n’était guère difficile. Il suffisait d’avoir à vos gages l’un des serviteurs de Mme d’Hunolstein.
— Vous me faites crédit de bien peu de puissance, Monsieur ! fit dédaigneusement le médecin. Le bas espionnage ancillaire n’est pas mon fait. Puisque vous doutez de mon pouvoir, voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis vingt-quatre heures ? Vous verrez ainsi qu’aucun serviteur à gages n’aurait pu m’en dire autant.
— Faites !…
— Vous avez quitté le pavillon de l’Hermitage, sans esprit de retour, à deux heures dix, dans la voiture que vous avait amenée votre ami, le baron von Winkleried. Vous lui avez d’ailleurs reproché de vous traiter en vieille femme, assurant qu’il aurait beaucoup mieux fait de vous amener votre cheval, Merlin. Vous avez fait à la baronne des adieux qui lui ont mis les larmes aux yeux. Je crois… qu’elle aurait aimé vous garder un peu plus longtemps, mais elle est destinée à vous revoir ! De là vous êtes rentré directement à Versailles où votre propriétaire vous attendait…
« C’est une bien charmante demoiselle. Ses sentiments pour vous sont ceux d’une mère et elle avait fait, pour vous accueillir, une superbe toilette. Une robe de soie grise, n’est-ce pas, avec des rubans et un bonnet roses ? Elle pensait vous offrir noblement sa main à baiser mais en vous revoyant, elle n’a pas pu résister et elle s’est jetée dans vos bras en pleurant… J’ajoute qu’elle avait préparé pour vous un repas des plus fins. Il y avait, je crois, une alose au beurre blanc, des cailles farcies, des cardons à la moelle, le tout arrosé de ce bourgogne que vous aimez tant. Mais vous n’avez pas voulu vous mettre à table tout de suite. Vous avez couru à l’écurie afin d’y retrouver votre cheval et là vous avez pris sa tête dans vos bras… et vous l’avez embrassé ! Est-ce que cela vous suffit ou bien désirez-vous savoir autre chose ?
— Ma foi non, cela suffit ! souffla Gilles abasourdi. C’est de la magie… de la sorcellerie !
— Disons de la clairvoyance, le mot est plus aimable, moins dangereux aussi, bien qu’en notre siècle de Lumières on ne brûle plus les sorciers.
— Admirable ! En ce cas, et puisque vous semblez posséder le don de lire à votre gré dans la pensée, vous devez savoir aussi pourquoi je suis ici ce soir ?
— En effet ! Encore que votre pensée ne soit pas des plus claires… même pour vous-même ! Vous êtes venu ici partagé entre le désir de me témoigner votre reconnaissance et l’envie de me combattre parce que vous voyez en moi un obstacle à votre bonheur…
Cagliostro s’était assis dans le grand fauteuil de cuir brun, patiné par le temps, de sa table de travail. Les coudes sur la table, le menton dans ses mains, il dardait sur le jeune homme un regard si étincelant que celui-ci se sentit brusquement mal à l’aise. Afin d’échapper à son pouvoir, il se leva, s’éloigna de quelques pas comme s’il souhaitait examiner les objets renfermés dans une vitrine.
— Ne l’êtes-vous pas ? dit-il amèrement.
— En aucune façon !
— Allons donc ! Vous prétendez lire dans les âmes, vous savez donc à quel point j’aime Mlle de Saint-Mélaine, vous savez que je lui ai voué ma vie et qu’il n’est aucune de mes actions, en dehors du service dû à mon roi, dont elle n’ait été l’inspiratrice, le moteur et le but. Cependant, sachant tout cela, vous voulez me faire croire que mon amour peut lui être néfaste ?