— À une femme… une femme qu’il appelle « le Maître »…
— Savez-vous qui est cette femme ?…
— Ce n’est pas difficile, elle occupe entièrement sa pensée. C’est la Reine !…
— Que lui dit-il ?
— Rien pour le moment… Il n’est pas satisfait de ce qu’il a écrit. Il froisse sa lettre, il la jette… Il prend une autre lettre qui est ouverte devant lui… Il la relit… C’est une jolie lettre… Je vois un papier à tranche dorée, une fleur de lys d’or gravée dans un coin…
— Pouvez-vous lire cette lettre en même temps que lui ?
Le front de la voyante se plissa sous l’effort tandis que Gilles, d’un revers de main, essuyait la sueur qui coulait du sien.
— « D’après tout ce que j’ai entendu dire de l’homme extraordinaire dont tu me parles, je ne peux le regarder que comme un charlatan ; c’est peut-être une prévention de ma part et je sais, par expérience, qu’on ne doit jamais juger personne sur le rapport des autres mais j’ai beaucoup de raisons pour ne pas céder à tes instances. Je ne suis pas superstitieuse et l’on m’en fait difficilement accroire, mais comme ces sortes de gens font quelquefois des choses qui vous étonnent et vous disposent par là à voir et croire tout ce qu’ils vous disent, je ne suis point dans une position à endurer de pareilles épreuves. D’ailleurs, il serait très difficile et même impossible de le recevoir aussi mystérieusement que je le voudrais et tu sais les précautions que j’ai à prendre en ce moment.
« La Comtesse m’a beaucoup fait rire en me racontant la dernière scène ; cela tient du prodige et me donne le plus grand désir de voir le Grand Copte. Cependant, si j’en crois la Comtesse, il faut être bien innocent pour voir les mystères de ce grand homme mais, à en juger d’après les circonstances de tous ses apprêts, je crois qu’il te regarde, ainsi que la Comtesse, comme deux innocents et vous traite comme deux dupes. Ne te fâche pas de ma franchise, je te promets d’en juger par moi-même.
« Le Ministre 1 me quitte le moins qu’il peut. Je n’en devine pas encore la raison mais cela ne tardera pas. Je n’ai pas, heureusement, affaire à un Égyptien comme ton Cagliostro qui devine le passé, prédit l’avenir. Il n’a pas le talisman qui fait parler les bijoux ; aussi je suis tranquille et je ne crains pas l’indiscrétion du mien.
« Pardonne mes folies : il m’arrive si rarement de me divertir depuis quelque temps que tu seras sans doute charmé de m’avoir fourni l’occasion de m’égayer un instant. »
Judith se tut. La main de Cagliostro se posa sur son épaule.
— Très bien !… reposez-vous un moment après cet effort. Dans un instant, nous reprendrons.
Les genoux de la jeune fille plièrent, elle s’assit sur ses talons et parut s’endormir cependant que Cagliostro se tournait vers Gilles qui la contemplait avec une sorte d’épouvante.
— Eh bien ?
— C’est effrayant !
— Nullement ! Simplement le sommeil hypnotique fait surgir des profondeurs d’un être des pouvoirs insoupçonnés à la condition expresse qu’il soit entièrement pur. Judith est une voyante au degré le plus élevé. Je m’en suis aperçu lorsque j’essayais de l’arracher à la folie. Mais ce don, qui est une étincelle de pure divinité, ne peut vivre que dans le corps d’un enfant, ou d’une fille vierge. Voilà pourquoi j’essaie de la préserver de l’amour et du vôtre en particulier car, vous, elle vous aime. Souhaitez-vous savoir autre chose ?
Sans en avoir clairement conscience, l’intérêt de Gilles s’était éveillé. Il en oubliait presque son amour car les paroles de la jeune fille découvraient devant lui des choses obscures, étranges et menaçantes.
— Oui. Cette lettre incroyable… Il est impossible qu’elle ait été écrite par la Reine !
— C’est ce que nous allons savoir. Reprenons, ma colombe ! Vous devez être reposée.
D’un mouvement gracieux, la jeune fille se redressa. Ses grands yeux lumineux se posèrent de nouveau sur le cristal.
— Revenez à la lettre que vous venez de lire. Examinez-la bien, regardez l’écriture.
— Je la regarde.
— Pouvez-vous dire qui l’a écrite. Est-ce la Reine ?
— Non.
— Est-ce une femme ?
— C’est une femme qui l’a apportée, mais ce n’est pas elle qui l’a écrite.
— C’est donc un homme ?
— Oui.
— Ne quittez pas la lettre. Pouvez-vous voir l’homme qui l’a écrite ?
Judith hésita. À nouveau son front se plissa.
— Je ne sais pas… Je ne le vois pas.
— Voyez-vous la femme qui a apporté la lettre ?
— Oui.
— Cherchez autour d’elle !
Il y eut un instant de silence puis, soudain, avec une expression d’indicible soulagement, la jeune fille s’écria :
— Ah ! je le vois ! C’est un jeune homme pâle… Il a des cheveux roux. Il est habillé comme un Anglais… très élégant.
— Reteau de Vilette ! traduisit spontanément Gilles. Encore lui ! Mais que vient-il faire dans cette histoire ?
Cagliostro haussa les épaules.
— Il est l’amant et l’âme damnée de la comtesse, de la comtesse qui vous hait parce que vous l’avez dénoncée à la Reine, et qui me hait tout autant d’ailleurs. C’est elle qui avait chargé les bandits dont vous m’avez défendu de m’assassiner.
— Pourquoi ? Je vous croyais amis.
— Nous avons été associés un temps… d’ordre supérieur ! Mais elle a vite eu peur de moi et elle a choisi de m’éliminer. À présent nous entretenons d’excellentes relations de façade. Nous soupons ensemble, nous nous adorons… Le succès que je rencontre à Paris l’impressionne, ma fortune aussi et elle essaie de me séduire. Tout ce qui brille l’attire : l’or… les diamants, les bijoux…
Il étala devant lui ses mains chargées de pierreries auxquelles la flamme des chandelles arracha des éclairs. Une idée soudaine traversa l’esprit de Gilles.
— Il y a quelques mots, dans cette prétendue lettre de la Reine, que je n’ai pas compris. Qu’est-ce que ce bijou auquel il est fait allusion ? Le cardinal n’a tout de même pas l’audace d’offrir des bijoux à la Reine ?…
Un gémissement poussé par Judith le fit tressaillir. Toujours aussi droite, le regard toujours fixé sur la carafe, la jeune fille se plaignait.
— Je suis lasse !… Je suis si lasse !…
Vivement, Cagliostro alla vers elle, la prit sous les bras pour l’aider à se relever.
— Cela a été trop long ! Pardonnez-moi et recevez mes remerciements. À présent vous allez dormir… dormir longtemps pour vous reposer de l’effort fourni… Sérafina !
Comme si elle n’avait attendu que cet appel pour paraître, une femme blonde d’une grande beauté, élégamment vêtue d’une robe de faille du même bleu que ses yeux, entra. Elle alla vivement jusqu’à Judith que Cagliostro soutenait et se substitua à lui, cependant que son regard examinait curieusement le chevalier.
— Voici ma femme, la comtesse de Cagliostro, présenta le mage. Elle aime beaucoup Judith et la soigne comme une sœur aînée. À défaut de moi, ajouta-t-il avec un sourire, vous pouvez lui faire entière confiance. Emmenez-la, Sérafina, et veuillez la coucher. Elle est très fatiguée…
Soutenue par la comtesse, sur l’épaule de laquelle s’appuyait sa tête, Judith quitta la pièce sans un mot, sans un geste à l’adresse de Gilles qui la regarda sortir avec un mélange de douleur et de colère.
— Vous gagnez, n’est-ce pas ? fit-il amèrement à l’adresse de Cagliostro. J’étais pourtant décidé à ne repartir qu’avec elle…
— Je ne gagnerai pas toujours, dit l’Italien gravement. Un jour vous et elle serez réunis à tout jamais. Cela je peux vous l’assurer. Mais le temps n’est pas encore venu… loin de là ! Il vous faudra beaucoup de patience… beaucoup d’amour aussi !