Brisé dans son élan, les jambes fauchées, Gilles se laissa tomber sur une banquette sous la plaque de marbre noir où s’étalait la prière de Pope.
— Non… vous avez raison, je ne pourrai jamais ! Pourtant il va bien falloir qu’il l’apprenne un jour !
— Ce n’est pas obligatoire. Le coup de la comtesse… et de son complice a été bien monté : elle pense qu’au moment du premier paiement le cardinal, s’apercevant qu’il a été trompé, n’aura rien d’autre à faire qu’à payer sans bruit le collier pour échapper au ridicule et à la honte. Ce ne sera pas sans peine mais il vendra des terres, des abbayes, que sais-je ? Malgré la faillite récente du prince de Guéménée, les Rohan sont encore riches. Ils étoufferont l’affaire.
— Mais la Reine, la Reine saura inévitablement ! Alors, que fera-t-elle ?
— Si elle était avertie, je ne saurais dire comment elle réagirait car elle est imprévisible et je n’ai pas le secret des pensées qui n’existent pas encore. Mais il est possible que tout se résolve entre le cardinal et les bijoutiers. Ceux-ci viennent d’être nommés joailliers de la Couronne en survivance de M. Aubert qui vient de mourir. Ils sont au pinacle et je les vois mal allant compromettre leur dignité nouvelle en déchaînant sur Versailles un affreux scandale. Selon moi les choses se passeront dans l’ombre. À moins que…
— À moins que ?
— Vous connaissez le baron de Breteuil ?
— Le Secrétaire d’État à la Maison du Roi ? Naturellement !
— Il est l’ennemi mortel du cardinal qui lui a jadis soufflé au nez l’ambassade de Vienne. Il est aussi des amis de Monsieur. Qu’il ait vent de la chose et il fera tout pour envoyer l’homme qu’il exècre dans la boue, dût cette boue éclabousser jusqu’aux marches du Trône ! Comprenez-vous enfin que la seule chance d’éviter le moindre remous nauséabond autour de cette histoire, la seule, vous entendez bien, c’est le silence ?
Avec effort Gilles se releva, dominant de toute la tête Cagliostro dont le regard fouillait le sien.
— Pourquoi m’avez-vous raconté tout cela si vous craignez à ce point que je parle ?
— Parce qu’il fallait que je vous donne une preuve de confiance pour obtenir la vôtre. Et pour que vous compreniez que je ne veux ni votre malheur ni celui de Judith. Ce royaume est condamné, chevalier de Tournemine. Tôt ou tard la tempête s’abattra sur lui et en balayera la surface. Trop d’hommes, comme vous-même, ont appris, outre-océan, à prononcer un mot admirable, le plus beau des mots… le plus redoutable aussi par les pièges qu’il recouvre : le mot Liberté ! Tournez le dos à ce vieux monde en décomposition : partez ! Franchissez de nouveau les mers ! Allez vers les terres vierges où peuvent vivre les cœurs purs. Quand vous y serez décidé, quand vous aurez tout disposé pour cela, revenez me demander Mlle de Saint-Mélaine et, j’en fais serment, je la mettrai moi-même et avec joie entre vos bras !…
— Je m’en souviendrai. Adieu, comte !
Debout au milieu de l’antichambre où la flamme des bougies se reflétait sur la plaque de marbre poli, Cagliostro écouta le pas rapide du jeune homme décroître dans l’escalier. Quand il entendit sa voix résonner dans la cour et grincer la porte de l’écurie où son cheval l’attendait, il sourit et, lentement, regagna son cabinet.
— Il ne partira pas ! murmura-t-il avec un haussement d’épaules. Ce serait trop facile !…
Tandis que le palefrenier lui amenait Merlin, Gilles aperçut un morceau de papier qui voltigeait à ses pieds et se baissa pour le ramasser.
C’était un portrait de Cagliostro, levant au ciel un regard inspiré et dominant une légende composée de quatre vers :
« De l’ami des humains reconnaissez les traits
Tous ses jours sont marqués par de nouveaux bienfaits
Il prolonge la vie, il secourt l’indigence
Le plaisir d’être utile est sa seule récompense… »
Avec un haussement d’épaules agacé, il froissa le papier et le rejeta au sol. « Drôle de bonhomme en vérité ! pensa-t-il. Esprit surhumain ou charlatan rusé ? Cette grossière publicité était tout juste bonne pour les faibles d’esprit. Pourtant cet homme semblait doué de pouvoirs étranges, qui eussent dû l’en dispenser, et possédait les secrets des rois… Où était la vérité ? »
Remettant à plus tard l’examen de la question, le jeune homme enfourcha son cheval, en voltige suivant sa vieille habitude, piqua des deux et s’élança au galop en direction de la barrière de la Conférence et de la route de Versailles, où il voulait en effet rentrer ce soir même. Après tout ce qu’il venait d’entendre, il lui était impossible d’aller s’enfermer dans une chambre d’hôtel. La chevauchée dans la fraîcheur du soir lui ferait du bien et l’aiderait à débarrasser son esprit des miasmes étouffants que lui avait fait respirer le sorcier de la rue Saint-Claude. Il avait besoin d’air pur, des reflets de la Seine, de l’odeur des roses dans les jardins au long de la route. La terre, gorgée d’eau durant les inondations, avait fini par faire jaillir un printemps tardif mais foisonnant.
Il était près de minuit quand il atteignit les faubourgs de la ville, après un parcours qui lui avait paru incroyablement rapide, tant il s’était absorbé dans ses pensées. Si Cagliostro avait pu lire dans sa pensée tandis qu’il galopait au rythme joyeux des sabots du cheval, il eût peut-être éprouvé quelque surprise car le jeune homme n’avait rêvé que de cet instant où il irait lui réclamer celle qu’il aimait, et des moyens d’arriver à cette minute éblouissante.
Or, tandis que, passé la barrière de la Conférence, il courait le long du fleuve longeant le village de Passy, il avait vu briller dans la nuit, au-delà des jardins de la princesse de Lamballe, les lumières du magnifique hôtel de Valentinois, propriété du financier Leray de Chaumont, dont la fortune et les navires avaient si puissamment aidé les Insurgents d’Amérique. Là, il le savait, logeait encore l’homme dont la parole avait su galvaniser toute une jeunesse et sceller l’union de la vieille France et des jeunes États-Unis, l’homme que des deux côtés de l’Atlantique on révérait maintenant comme un prophète et un génie : Benjamin Franklin !
D’après Philippe de Chartres qui entretenait avec lui les meilleures relations, Franklin, sa tâche terminée, s’apprêtait à quitter la France pour rentrer à Philadelphie, tandis qu’arriverait le nouvel ambassadeur des États-Unis Thomas Jefferson. Pourquoi ne pas essayer de partir avec lui ?…
En arrivant rue de Noailles, Gilles n’avait pas encore trouvé de réponse satisfaisante à cette importante question mais il ne s’en tourmentait pas outre mesure. L’espoir du bonheur, c’est déjà une joie suffisamment enivrante…
Il trouva Pongo au bas du perron et lui jeta la bride de Merlin.
— Ne me dis pas que tu étais inquiet, vieux père nourricier. Tu sais bien que je me porte à présent comme un charme…
— Pongo pas inquiet pour santé. Pongo inquiet à cause de femme qui attend là-haut ! Pongo pas aimer…
— Une femme ? Comment est-elle ?
— Difficile savoir : elle porte grand voile bleu. Mais Pongo pas aimer tout de même…