Ainsi, Mme de Balbi savait déjà son retour ? À quelle surveillance avait donc été soumis le paisible pavillon de la rue de Noailles ?…
Elle était là, en effet, debout près de la cheminée du salon où Mlle Marjon avait remplacé les flammes du foyer, que la douceur du temps rendait inutiles, par un feu d’artifice de genêts dorés. Elle était vêtue exactement comme au soir de leur première rencontre, mais le voile bleu était abandonné sur un fauteuil et, au bout de ses doigts fins, un petit éventail d’ivoire battait une mesure paisible.
Une mesure qui ne s’accéléra qu’imperceptiblement lorsque le chevalier pénétra dans le salon et offrit à sa visiteuse un salut volontairement trop cérémonieux. Mais elle n’avait pas décidé de se laisser mener par lui sur un terrain strictement protocolaire et mondain. Sans plus tarder elle attaqua :
— Pourquoi n’as-tu répondu à aucune de mes lettres ?
— Pourquoi aurais-je dû y répondre ? dit-il doucement.
— Parce que cela se fait ! N’as-tu donc pas aimé ce que je t’écrivais ?
— Je ne saurais en juger : je n’ai pas lu ces lettres !
— Menteur ! Tu as simplement envie d’être désagréable, mais quel homme peut laisser s’accumuler sans les lire les lettres d’une femme ?
Pour toute réponse, il alla jusqu’à un petit secrétaire à demi dissimulé entre les grands plis soyeux des rideaux gris décorant ses fenêtres, l’ouvrit au moyen d’une clef qu’il prit dans sa poche, et en tira un paquet noué d’un ruban bleu qu’il tendit à la jeune femme.
— Comptez ! fit-il brièvement. Elles y sont toutes !…
Elle ne prit pas les lettres et il dut les reposer sur une table. Un silence s’établit, si profond qu’il pouvait entendre sa respiration devenue tout à coup plus rapide tandis que l’éventail, lui aussi, battait plus vite. Mais elle avait détourné la tête et il ne put voir l’expression de son visage.
Avec un léger soupir, elle quitta enfin son coin de cheminée et s’approcha de Gilles.
— Tu ne m’aimes plus ?
— Vous aurais-je déjà laissé entendre que je vous aimais ? Je ne m’en souviens pas.
— En effet ! Disons alors que ton comportement faisait assez bien illusion et que l’on pouvait s’y tromper. D’ailleurs, quelle idée stupide et bourgeoise de vouloir toujours et à tout prix que l’amour ait son mot à dire ? A-t-il jamais été question, entre nous, d’autre chose que de plaisir partagé ?
— Je serais un ingrat si je niais avoir passé auprès de vous d’agréables moments.
— Alors pourquoi n’y pas revenir ?…
Insensiblement, elle était venue tout près de lui, l’enveloppant de son parfum de rose. Ses lèvres pleines et rouges frémissaient, déjà prêtes à monter vers les siennes mais, avec beaucoup de douceur, il la repoussa.
— Non ! Comment ne comprenez-vous pas que plus rien n’est possible entre nous, même le plaisir ?
Elle ouvrit de grands yeux tellement innocents qu’ils en devenaient une gageure.
— Pourquoi cela ?
— Mais, ma chère, parce que l’arrêt de mort de nos agréables relations a été signé, dans ma chair, par les épées et les poignards des assassins aux gages de votre royal amant. À vous entendre, cependant, vous aviez obtenu de lui qu’il consente à m’oublier un peu ? Or, la preuve de cet oubli est encore assez cuisante en moi… du moins les jours de pluie !
— Il fait un temps idéal. Et puis, ce n’est pas lui ! Ce ne peut pas être lui ! Les assassins étaient à la solde du duc de Chartres et leur chef…
— Je sais qui était leur chef. Le duc de Chartres aussi d’ailleurs. On a simplement trouvé commode d’essayer de lui faire endosser l’affaire afin d’éviter les remous du côté du Roi. Mais le prince m’a donné trop de preuves pour que je puisse croire encore à cette sinistre fable.
— Cependant…
— Vous perdez votre temps et vos paroles, Madame ! C’était bien à Monseigneur de Provence qu’obéissait cette nuit-là le comte d’Antraigues, en même temps qu’à sa propre rancune d’ailleurs, car nous nous haïssons cordialement, Mais vous voyez bien que plus rien n’est désormais possible entre nous…
Les yeux noirs de la comtesse laissèrent échapper un éclair de colère.
— C’est elle, n’est-ce pas ? C’est cette putain d’Hunolstein qui t’a embobiné en te soignant ? Je devine sans peine comment ! Elle est très forte et tu n’as dû éprouver aucune peine à retrouver toute ta vigueur avec elle. Il n’y a pas, dans tout le royaume, de plus chaude garce que…
— Je crois qu’il est grand temps de vous retirer, Madame ! coupa Gilles froidement. Vous devenez vulgaire ! Permettez-moi de vous reconduire jusqu’à votre voiture.
Il alla jusqu’à la porte qu’il ouvrit et maintint ouverte de la main, attendant qu’elle la franchît.
— Réponds-moi d’abord ! cria-t-elle. As-tu couché avec elle ?
— Je n’ai pas remarqué ! Si cela doit vous mettre en repos, sachez que Madame d’Hunolstein m’a seulement montré une affection et un dévouement de sœur. Dévouement et affection que je lui rends avec usure et qui font que je ne tolérerai jamais qu’on l’insulte devant moi ! Une dernière fois, sortez, Madame, si vous ne souhaitez pas que je vous reconduise un peu énergiquement. Et ne vous avisez jamais de revenir ici !
Elle ramassa son voile, le jeta sur son bras d’un geste désinvolte et marcha jusqu’à la porte. Au seuil, elle s’arrêta et toisa le chevalier.
— C’est bien. Je m’en vais ! Inutile de me reconduire, ce serait grotesque ! Un mot encore cependant : je ne reviendrai jamais dans cette maison, soyez-en persuadé. Mais vous n’en avez pas fini avec moi pour autant, mon bel ami, et nous nous reverrons.
Il s’inclina, ironique, et, désinvolte :
— Quel plaisir ce sera ! Ne vous pressez pas, cependant : ma convalescence est encore trop récente pour me permettre de supporter sans inconvénients les trop grandes joies ! Adieu, Madame…
Resté seul, il alla reprendre le paquet de lettres abandonné sur la table et alla rejoindre, dans la cuisine, Pongo qui, connaissant son maître, était occupé à faire du café suivant la recette précise que lui avait enseignée Niklaus.
— Tiens, lui dit-il, jette cela dans le feu. Il y a des influences qu’il est dangereux de garder dans une maison honnête…
1. Le Ministre désignait le Roi dans la prétendue correspondance secrète échangée entre la Reine et le cardinal de Rohan. Cette lettre est tirée des Mémoires de Madame de La Motte édités à Londres en 1789.
CHAPITRE XV
« ARRÊTEZ MONSIEUR LE CARDINAL !… »
Le lundi 15 août 1785, Versailles s’apprêtait à célébrer tout à la fois la grande fête religieuse de l’Assomption, le renouvellement du vœu du roi Louis XIII dévouant la France à la Vierge Marie et la fête patronale de la Reine. Aussi, dès neuf heures du matin, les Grands Appartements et la Galerie des Glaces furent-ils envahis d’une foule énorme et très brillante qui mêlait la Cour entière, le Corps diplomatique, les habitants de Versailles, les visiteurs venus de Paris et ceux venus de province, voire même de l’étranger. Car, ce jour-là, les portes du palais s’ouvraient, plus largement encore que de coutume, à ceux qui souhaitaient admirer le traditionnel et magnifique cortège qui, tout à l’heure, mènerait à travers les pièces d’apparat et jusqu’à la Chapelle la famille royale au grand complet pour entendre la grand-messe célébrée traditionnellement par le Grand Aumônier de France.
Par les fenêtres de la Galerie des Glaces, largement ouvertes sur la longue perspective bleue du Grand Canal, sur les parterres fleuris et sur la féerie étincelante des jets d’eau qui faisaient retomber leurs immenses plumes irisées sur les bassins où se reflétait le ciel indigo, le joyeux soleil d’été glorifiait l’or des boiseries et des bronzes, des torchères et des meubles, l’éclat limpide des hautes glaces et les chamarrures de toute cette foule en habit de fête qui s’entassait tout au long du chemin gardé libre pour le cortège par le cordon bleu et rouge des soldats de la Maison du Roi : Gardes du Corps, Cent-Suisses, Gardes de la Porte ou de la Prévôté, tous les régiments chargés de la protection des souverains s’échelonnaient entre les portes des Appartements Royaux et la Chapelle.