Planant sur tout cela le brouhaha des conversations et le battement scintillant des éventails faisaient ressembler plus que jamais le palais à une immense volière parfumée par la poudre des chevelures et les eaux de senteur dont était inondée cette foule élégante.
Débout dans le salon de l’Œil-de-Bœuf qui servait d’antichambre au Roi et où se groupaient lentement les ministres et les chefs des plus hautes maisons de la noblesse, Gilles de Tournemine, en grande tenue, assurait la surveillance de la porte des appartements de Louis XVI où deux Gardes de la Porte, habit bleu et rouge et baudrier à damiers blancs et or, montaient une garde rigoureusement immobile et muette. Dans un coin, le beau Calonne, Ministre des Finances, s’entretenait avec Vergennes tandis qu’un peu plus loin, le Garde des Sceaux Miromesnil avait avec le baron de Breteuil un entretien qui semblait singulièrement passionné.
Tout à coup, l’atmosphère de fête s’alourdit. Ceux qui se trouvaient dans le salon, et Gilles tout le premier, eurent l’impression qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. La Reine venait de surgir brusquement de son appartement, traversait l’Œil-de-Bœuf sans un regard pour personne et s’engouffrait dans la Chambre du Roi si rapidement que les valets galopant derrière elle n’eurent même pas le temps d’ouvrir la double porte.
Un murmure de stupeur parcourut l’assistance car le visage de la souveraine, habituellement souriant, avait une expression dure, tendue et montrait des traces de larmes récentes. En outre, si elle était vêtue, avec une extrême élégance, d’un grand habit de soie de Chine lilas jaspé surchargé de dentelles, il était absolument évident qu’elle n’était pas coiffée ! Ses beaux cheveux blond cendré, dépourvus de poudre, retombaient en boucles molles sur ses épaules, négligence qui, chez la coquette souveraine et pour un tel jour, représentait la plus effarante des entorses au protocole.
Les occupants de l’antichambre eurent à peine le temps de commenter l’événement, qu’un huissier de la Chambre apparaissait à son tour, récupérait Breteuil et Miromesnil et les introduisait rapidement chez le Roi.
Winkleried, dont les hommes gardaient les portes de la Reine et qui effectuait une petite tournée d’inspection, rejoignit discrètement son ami.
— Je ne sais pas ce qu’il se passe, chuchota-t-il, mais il y a du drame dans l’air.
— À quel propos, selon toi ? J’avoue ne rien comprendre.
Ulrich-August haussa ses larges épaules aussi dorées qu’un missel.
— Va savoir ! La comtesse de Provence, la comtesse d’Artois et Mesdames Tantes 1 se morfondent dans le Grand Cabinet de la Reine qui n’a pas daigné les recevoir encore et qui vient de sortir de chez elle comme une tempête pour s’engloutir chez le Roi. J’ai entendu des cris indignés, des larmes… Si cela continue le cortège ne partira jamais à l’heure pour la chapelle. Le cardinal risque de faire le pied de grue.
— Cela m’étonnerait, fit Gilles. Le Roi est toujours fort exact.
— Eh bien, il sera en retard aujourd’hui. Tu imagines la Reine assistant à la grand-messe les cheveux dans le dos ? Tiens, d’ailleurs, à propos du cardinal, le voilà ! Flanqué lui aussi d’un huissier de la Chambre. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Madame l’Étiquette ne s’en remettra pas ! ajouta-t-il avec un coup d’œil vers la sévère duchesse de Noailles, jadis affublée de ce sobriquet par la Dauphine et qui avait suivi, d’un face-à-main offusqué, l’irruption fort peu protocolaire de Marie-Antoinette.
Le cardinal de Rohan venait en effet de pénétrer dans l’antichambre en grand costume pontifical. La traîne de faille rouge de sa simarre allongeait derrière lui une langue de feu. Les pierreries de sa croix du Saint-Esprit et celles des bagues qui couvraient ses gants de pourpre renvoyaient en éclairs les rayons du soleil parmi les dentelles sans prix de son rochet. Il tenait d’une main un grand bonnet carré en velours rouge et offrait machinalement l’autre aux lèvres des nobles fidèles. Son visage rayonnait. Jamais il n’avait été aussi splendide et, à lui tout seul, il accaparait la lumière…
Tout cela disparut à son tour dans la Chambre du Roi dont les portes se refermèrent. Une nouvelle attente commença. Une attente qui allait durer une heure portant à son paroxysme la curiosité des courtisans. La célèbre antichambre où avaient pris naissance la plupart des potins de Versailles depuis sa construction, frémissait comme une eau sur le point de bouillir. Les regards allaient sans cesse de la grande pendule d’or moulu posée sur la cheminée à la double porte close de la Chambre. Quelque chose allait se passer certainement. Tout le monde le sentait mais personne ne pouvait dire quoi…
Et soudain Tournemine comprit. Il venait d’apercevoir, se glissant à travers les rangs des courtisans, les silhouettes apeurées des joailliers de la Couronne, Boehmer et Bassange, qui sortaient de chez la Reine. Avec leurs yeux effarés et leurs vêtements sombres, ils ressemblaient à des rats fuyant une demeure condamnée. Boehmer pleurait et Gilles l’entendit murmurer :
— Nous sommes ruinés… nous sommes ruinés.
Ainsi, la catastrophe à laquelle ne croyait pas Cagliostro s’était produite. La Reine, de toute évidence, venait d’apprendre la vérité sur le collier. Cela expliquait son agitation, son désordre mais…
Brusquement, la porte du Roi venait de s’ouvrir à deux battants. Pas pour le cortège mais pour le cardinal seul. Un murmure d’étonnement salua son apparition : il était plus blanc que ses dentelles et son regard halluciné était celui d’un homme frappé à mort. Derrière lui venait le baron de Breteuil qui retenait avec peine, très visiblement, les éclats d’une joie sauvage.
La porte franchie, celui-ci vint près du cardinal et, côte à côte, ils firent quelques pas comme s’ils continuaient une conversation. Puis, comme ils approchaient de la porte de la Galerie des Glaces, Gilles entendit le cardinal murmurer :
— Nous ne pouvons pas rester là. Ne pouvez-vous pas me garder en nous promenant ?…
En même temps, il pénétrait dans la Galerie et s’avançait au milieu de la double et épaisse haie des courtisans. À cet instant précis, le regard de Gilles croisa celui de Breteuil… et ce fut le drame.
D’une voix de stentor qui roula jusqu’au salon de la Guerre par-dessus les têtes déjà inclinées, le Ministre de la Maison du Roi cria, s’adressant au jeune officier :
— Par ordre du Roi : arrêtez Monsieur le Cardinal de Rohan !
En s’abattant sur lui, la fabuleuse voûte du plafond n’aurait pas assommé davantage le jeune homme qui, abasourdi, regarda Breteuil comme s’il devenait fou.
— Obéissez ! siffla Breteuil entre ses dents. Assurez-vous de lui et conduisez-le à son appartement !…
Foudroyé par l’ordre, le cardinal s’était arrêté, si droit au milieu du silence terrifié de la foule que Gilles se surprit à penser qu’il était changé en statue. Mais il fallait obéir.
— Gardes ! appela-t-il d’une voix tellement enrouée qu’il ne la reconnut pas. Entourez Monsieur le Cardinal !…