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À cet instant arriva le duc de Villeroi, capitaine par quartier des Gardes du Corps à qui le Roi venait de donner, lui-même, l’ordre de s’assurer de la personne du prélat. Il informa le prisonnier de ce que son devoir l’obligeait à l’escorter jusqu’à l’appartement de fonction qu’il occupait au palais, près de la Chapelle, et à y saisir tous les papiers qui s’y trouveraient.

Encadré par les Gardes avec Villeroi à son côté et Tournemine derrière lui, le cardinal-prince de Rohan parcourut d’un pas calme l’admirable galerie éblouissante sous sa parure de fête, puis les Grands Appartements : salons de la Guerre, d’Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus, de l’Abondance, d’Hercule…

Révolté, car tout en lui, son orgueil de Breton comme son respect de l’Église, protestait contre une arrestation qu’il savait injuste et qui servait seulement une vengeance privée, le chevalier de Tournemine suivit la haute silhouette pourpre et blanc, passant lentement comme le fantôme d’une gloire déjà mourante à travers le noble décor peuplé de merveilles amassées par trois rois.

En abordant le salon d’Hercule, le cardinal s’arrêta un bref instant, parut se courber. Gilles put voir qu’il écrivait quelques mots sur un papier dissimulé au fond de son bonnet et bien entendu ne dit rien. Villeroi, occupé à donner ordre à l’aide-major-comte d’Agout de faire venir le carrosse du prélat et de se préparer à l’accompagner à Paris, n’avait rien remarqué. Quant à Breteuil, après avoir visiblement joui de son triomphe durant la traversée de la galerie, il avait disparu.

La nouvelle avait traversé le palais à la vitesse d’une traînée de poudre. En arrivant à la porte de son appartement, le cardinal trouva son valet de chambre en larmes qui l’attendait et se jeta à ses genoux pour baiser sa main. Rohan se pencha vers lui pour le relever, mais le petit papier passa d’une main dans l’autre tandis qu’il murmurait à l’oreille de son serviteur :

— Ce mot à l’abbé Georgel ! Vite !…

Redressé et les yeux soudain séchés, le valet s’éclipsa sans que personne d’ailleurs songeât à l’arrêter, tandis que le cardinal pénétrait dans son appartement pour y prendre un habit plus conforme à son nouvel état de prisonnier. Il passa dans sa chambre et fit signe au chevalier de le suivre tandis que Villeroi commençait à rassembler les papiers disposés sur la table du cabinet de travail.

— Venez avec moi, Monsieur, dit-il avec hauteur. Je suis votre prisonnier et vous devez, j’imagine, me garder à vue !

— Escortez Monsieur le cardinal ! ordonna le capitaine qui avait entendu. Tant que vous ne l’aurez pas remis à Monsieur d’Agout, vous ne devez pas le quitter.

Gilles s’inclina et pénétra dans la chambre à la suite du prélat qui, à peine la porte refermée, se tourna vers lui.

— Vous êtes breton et je suis Rohan, Monsieur de Tournemine. Puis-je me fier à votre honneur ?

— Oui, Votre Éminence… pour tout ce qui n’est pas contraire à la fidélité que je dois au Roi !

— Cela va sans dire. Si j’eusse atteint les sommets que l’on m’avait laissé espérer, je vous eusse accordé toute ma protection. C’était un rêve fou, je le sais bien, et je me vois aussi contraint d’y renoncer. Néanmoins, voulez-vous bien faire à un malheureux prisonnier d’État l’aumône d’un service ?

— De tout mon cœur ! s’écria le jeune homme avec une ardeur dont il ne fut pas le maître. La noblesse et la grandeur avec lesquelles cet homme, élevé si haut par sa naissance, supportait la catastrophe qui venait de s’abattre sur sa tête forçait son admiration.

Vivement, alors, le cardinal ouvrit sa simarre, sa chemise et prit, à son cou, un petit sachet de soie rouge brodé des huit mascles d’or qui constituaient les armes de sa famille. Une chaîne d’or fin le soutenait. Il la fit passer par-dessus sa tête et mit le tout dans la main du jeune homme.

— Il y a là une lettre… et un portrait. Brûlez la lettre, mais gardez le portrait. Si je recouvre un jour la liberté, vous me le rendrez car il sera ma consolation. Si je meurs en prison, gardez-le comme un témoignage de l’amitié que je n’aurai pas eu le temps de vous donner.

Avec respect, Gilles baisa le sachet, geste qui fit monter des larmes aux yeux du cardinal, puis le mit dans la poche intérieure de sa veste.

— Je le rendrai un jour à Votre Éminence, affirma-t-il tout en l’aidant à se débarrasser de ses moires rouges au profit d’un habit noir infiniment plus simple. Il n’y a aucune raison pour que le Roi vous tienne en prison jusqu’à la fin de vos jours.

Avec un sourire amer, le cardinal, qui achevait de nouer son jabot, se tourna vers le jeune homme.

— Savez-vous de quoi l’on m’accuse, chevalier ?

— D’avoir déplu au Roi… ou à la Reine, je pense !

— Si ce n’était que cela ! On m’accuse d’avoir volé un collier de diamants… un collier que la Reine elle-même m’avait chargé d’acheter pour elle !

La protestation jaillit des lèvres de Gilles avant même qu’il ait eu le temps d’y penser.

— Mais ce n’est pas vous qui l’avez volé ! C’est Mme de La Motte !…

Le cardinal le regarda avec une sincère stupeur.

— Pensez-vous réellement ce que vous dites ? Cette femme si charmante, cette amie si parfaite…

— Est la pire des rouées ! Sur mon honneur, je pense chacun des mots que je dis… et Cagliostro les pense encore plus que moi !

Il y eut un silence.

— Cagliostro ! soupira Rohan… pourquoi ne l’ai-je pas écouté ! Tant de fois il a essayé de me mettre en garde ! Lui aussi joue un jeu étrange, mais je crois qu’il m’aime bien !

Le duc de Villeroi, en entrant dans la chambre, mit fin à l’entretien. Il eut un geste d’approbation en constatant que le prisonnier était prêt et salua.

— Avec votre permission, Monseigneur, nous allons partir.

— Où me conduisez-vous ?

— Chez vous, à l’hôtel de Rohan-Strasbourg d’abord… puis à la Bastille !

— Ah !…

Traçant vivement le signe de la bénédiction sur le front du chevalier qui s’agenouilla, il quitta enfin l’appartement où il ne devait jamais revenir…

Dans le joyeux ruissellement de cette belle journée de l’Assomption, Gilles regarda s’éloigner, environné d’un escadron de Gardes de la Prévôté à cheval, le carrosse qui emportait le Grand Aumônier de France vers une prison d’État… Il était midi.

Rentré chez lui, il fit allumer du feu par Pongo dans la cheminée de sa bibliothèque puis lui demanda de le laisser seul. Alors, il tira de son habit le sachet de soie rouge, l’ouvrit et en tira effectivement deux objets : un petit billet au parfum fané, au papier vieilli, à l’écriture maladroite et décolorée qu’il jeta dans les flammes sans autoriser son regard à s’attarder même sur un mot de la suscription et un petit portrait serti dans un cadre d’or et de saphirs. Et ce portrait c’était naturellement celui de la Reine…

Pourtant, le sourire espiègle que le peintre avait si bien reproduit sur 1’étroite plaquette d’ivoire n’était plus celui de la femme épanouie, courroucée et vengeresse qu’il avait vue tout à l’heure s’engouffrer dans le Cabinet du Roi. C’était celui d’une très jeune fille blonde et ravissante, d’une Marie-Antoinette de quinze ans. C’était celui de la Dauphine dans tout l’éclat de sa fraîcheur, au temps où il n’était pas un Français qui ne fût amoureux d’elle.

Il le garda longtemps au creux de sa main, regardant d’un œil vague bondir les flammes qui, depuis longtemps, avaient dévoré le mince billet. Il éprouvait une pitié profonde pour l’homme qui, durant des années peut-être, avait gardé ces reliques sur son cœur. Qui pouvait dire depuis combien de temps Louis de Rohan aimait celle qui était devenue l’épouse de son Roi ? Qui pouvait dire si ce grand désir qu’il avait de devenir Premier ministre n’était pas dicté par le besoin impérieux de se rapprocher d’elle et si, à tout prendre, ce n’était pas encore de l’amour ? L’aventure fabuleuse d’un Mazarin avait de quoi faire rêver même un moindre personnage qu’un Rohan !