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Finalement, Gilles enferma la miniature dans un petit coffret qui se trouvait dans le tiroir de sa table à écrire et s’en alla retrouver Ulrich-August dont il entendait la voix de basse-taille rugir dans le salon.

— Je t’invite à souper au Juste ! déclara le Suisse. Arrêter un prince de l’Église en plein Versailles, c’est un événement qui compte dans la vie d’un homme ! Te voilà historique. Il faut arroser cela !

— Arroser cela ? fit Gilles scandalisé. Tu as de ces mots ! Mais, mon pauvre ami, c’est une épouvantable catastrophe que cette arrestation à grand fracas. Et il paraît que c’est la Reine, poussée par Breteuil et par son confesseur l’abbé de Vermond, qui l’a exigée du Roi. Elle doit être folle pour n’avoir pas mieux mesuré quelles désastreuses conséquences cela pouvait avoir dans le peuple quand on a sa réputation. Tu imagines le bruit que cela va faire à Paris ? Les pamphlétaires vont s’amuser…

— Nous aussi ! riposta Winkleried épanoui. La chasse au pamphlétaire est mon « sport » favori. Parle-moi d’un vilain petit pamphlétaire à la broche, c’est immangeable mais c’est excessivement réjouissant pour l’œil ! Viens-tu souper, oui ou non ?

— Je n’ai jamais dit que j’avais l’intention de me laisser mourir de faim ! fit Gilles en riant. Bien sûr je viens ! Ne serait-ce que pour entendre ce qu’on raconte au Juste ce soir. Après I’Œil-de-Bœuf, c’est la meilleure boîte à cancans de Versailles !

— Eh bien voilà ! conclut Ulrich-August. Tu as compris !…

À vrai dire c’était plus à un chaudron de sorcière qu’à une simple potinière que ressemblait ce soir-là la célèbre salle à manger. Le silence terrifié qui avait plané sur le palais au moment de l’arrestation avait éclaté dès le cardinal disparu en un brouhaha indescriptible que seul le passage, plus que tardif, du fameux cortège royal avait réussi à éteindre momentanément. Encore le visage fermé de la Reine, ceux effarés de ses belles-sœurs et de ses tantes avaient-ils eu de quoi alimenter les hypothèses et les suppositions car, dix minutes après la messe, le bruit du scandale prenait possession de Versailles et, deux heures après, pareil à une vilaine inondation, il envahissait Paris où il déchaîna de nauséabonds remous.

Lorsque parut, quarante-huit heures plus tard, la Gazette de France qui était l’organe officiel de la Cour, on s’en arracha les feuilles dans l’espoir d’y découvrir d’autres détails sur ce que l’on appelait déjà « L’Affaire » mais les espoirs furent déçus. Prise d’une tardive sagesse, la Cour n’avait fait paraître qu’un communiqué fort anodin :

« Le 15, Fête de l’Assomption de la Vierge, Leurs Majestés et la Famille Royale assistèrent dans la chapelle du château à la grand-messe célébrée par l’évêque de Digne et chantée par la musique du Roi. La comtesse de Sérent fit la quête. Dans l’après-midi le Roi, accompagné de la famille royale, se rendit à la chapelle et assista à la procession qui a lieu tous les ans pour l’accomplissement du vœu de Louis XIII… »

Rien de plus. Du drame de la Galerie des Glaces, pas un mot C’était une erreur car, faute d’aliment, les imaginations s’en donnèrent à cœur joie et aussi les pires suppositions dont la plus courante fut que la Reine avait fait voler le collier de ses joailliers par le cardinal de Rohan qui était son amant. Une légende qui allait avoir la vie dure. En n’écoutant que sa colère et ses mauvais conseillers la Reine était en train de faire lever, des bas-fonds du royaume, une vague immonde dont elle ne soupçonnait pas encore la puanteur.

En attendant, on continuait à Versailles à accumuler les sottises. Ainsi, tandis que Marie-Antoinette, pressée d’effacer de son esprit les traces de sa colère, courait s’enfermer dans son cher Trianon pour y reprendre les répétitions du Barbier de Séville sans se rendre compte que ce n’était guère l’instant d’y jouer le rôle de la piquante Rosine : « … la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l’appétit… », ces ordres d’arrestation ne partaient vers les vrais coupables qu’avec une sage lenteur et une étrange discrimination. Il est vrai qu’un sérieux flottement régnait alors à la Lieutenance Générale de Police où, comme par hasard, le consciencieux et habile Lenoir avait été remplacé, quatre jours avant le scandale de Versailles et à l’instigation du comte de Provence, par l’incapable Thierry de Crosne. On l’avait envoyé exercer ses talents sur les services sans danger de la Bibliothèque Royale !…

Aussi fut-ce seulement trois jours après le cardinal que Jeanne de La Motte fut arrêtée à Bar-sur-Aube, alors qu’elle revenait d’une fête donnée à Châteauvillain par le duc de Penthièvre. Encore fut-elle arrêtée seule et laissa-t-on à son époux toute latitude de conserver ses bijoux et de prendre paisiblement le chemin de l’Angleterre. Le secrétaire-dandy avait disparu lui aussi. De toute évidence le baron de Breteuil se donnait un mal affreux pour que le pauvre cardinal demeurât seul coupable…

Au soir du 23 août, alors que Gilles et Ulrich-August, installés devant la fenêtre de la bibliothèque, ouverte sur la fraîcheur du jardin, s’affrontaient en une partie d’échecs aussi acharnée que silencieuse et que Mlle Marjon, assise dans un grand fauteuil d’osier, sa chatte Bégonia sur les genoux et son chien Brutus, un énorme bouvier des Flandres, couché à ses pieds, prenait le frais sous le seringa du jardin en attendant l’heure d’aller au lit, la cloche de la porte se fit entendre. Berthe, la servante, étant allée se coucher, ce fut la vieille demoiselle qui alla ouvrir…

Dans la lumière de la chandelle qu’elle avait prise dans le vestibule, elle découvrit un jeune visage noyé de larmes dans l’encadrement d’un grand capuchon brun.

— Est-ce bien ici que loge le chevalier de Tournemine ? balbutia la nouvelle venue d’un air si égaré que Mlle Marjon se demanda si ce n’était pas une pauvre démente échappée de l’asile.

— C’est bien ici mais…

Elle eut tout juste le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être précipitée à terre. Avec un gémissement inarticulé, la jeune folle – ou ce qu’elle croyait bien en être une – s’élança dans le jardin en appelant Gilles d’une voix déchirante.

Les pièces de l’échiquier roulèrent à terre cependant que le jeune homme se jetait à la fenêtre, n’osant croire à ce qu’il entendait.

— Judith ! cria-t-il… Mon Dieu !…

Il était déjà dans l’escalier qu’il dégringola quatre à quatre. L’instant suivant il recevait dans les bras une Judith sanglotante et désespérée qui s’accrochait à son cou avec des gestes d’aveugle. Il la serra contre lui.

— Mon cœur !… Ma douce ! Que t’est-il arrivé ?… Qui t’a fait du mal ?

Il ne reçut pas de réponse. Avec un petit soupir de délivrance, la jeune fille venait de s’évanouir. Vivement, il l’enleva de terre, l’emporta en haut de l’escalier où il trouva Winkleried et Pongo qui accouraient.

— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda le premier. Elle n’est pas blessée ?

— Je ne crois pas… Je vais la mettre sur mon lit. Pongo, cours demander à Mlle Marjon des sels, un cordial, quelque chose !

— Inutile de vous déranger, cria la vieille demoiselle dans les profondeurs de l’escalier. J’arrive ! Je vous apporte tout cela !…