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Comme dans un rêve Gilles prit la main de Judith et, obéissant à l’invitation de l’officiant, répéta, après lui, d’une voix forte, volontaire et qui sonna comme un défi, les paroles du serment :

« Moi, Gilles, je te prends, toi, Judith, pour ma femme et légitime épouse afin de te garder dans ma maison, t’aimer et te chérir dans la joie comme dans la souffrance et jusqu’à ce que la mort nous sépare ! »

Puis ce fut au tour de Judith dont la voix s’éleva, claire et ferme dans le silence :

« Moi, Judith, je te prends, toi, Gilles, pour mon seigneur et légitime époux. Et je demeurerai dans ta maison pour t’aimer, t’obéir et te chérir, dans la joie comme dans la souffrance et jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

À la petite main qu’il tenait, le jeune époux passa un anneau d’or semblable à celui que Judith, une seconde après, glissait à son propre doigt tandis que, sur leurs mains unies, le prêtre traçait le signe de bénédiction qui les soudait pour la vie. Ensuite, agenouillés l’un près de l’autre sur des coussins de velours rouge, ils entendirent pieusement une courte messe basse. Enfin, après que Judith eut déposé son bouquet de mariée aux pieds de la Mère de Dieu, ils quittèrent l’église appuyés l’un sur l’autre, emportant leur lumineux bonheur vers la nuit versaillaise tandis que leurs témoins distribuaient au mendiant ravi une large aumône. La vie, une vie toute nouvelle faite d’amour partagé et de travail quotidien, les attendait de l’autre côté de l’Atlantique sur lequel ils avaient décidé de s’embarquer prochainement.

Tendrement, Gilles baisa les doigts de celle qui était désormais sa femme en la faisant monter en voiture.

— Je suis votre serviteur, Madame de Tournemine !…

Elle devint rose de joie.

— C’est vrai ? C’est bien vrai ? Nous sommes mariés ?

— On ne peut mieux mariés. Tu n’as pas remarqué ?

— Pas vraiment… C’était comme un rêve ! Il me semblait planer dans un immense ciel bleu.

Il s’installa auprès d’elle tandis que Mlle Marjon et Ulrich-August prenaient place dans une autre voiture et l’entourant de ses bras, il l’embrassa longuement. Le petit cortège s’ébranla en direction de la rue de Noailles où un souper avait été préparé par les soins attentifs des deux témoins… mais avec le bel égoïsme des amants heureux, le jeune couple voguait déjà bien au-delà de Versailles.

Durant ces trois jours, en effet, Gilles avait entièrement changé sa vie. D’abord il avait obtenu du Roi, amusé de l’ardeur que l’on mettait à les lui demander, un congé sans limite précise et l’autorisation de se marier sans tambour ni trompette.

— Je ne veux pas démissionner, expliqua-t-il à un Winkleried passablement désorienté et malheureux de voir son ami s’éloigner. Je ne peux renier le serment que j’ai fait au Roi et si le malheur voulait qu’il eût un jour besoin de moi, je reviendrais sans hésiter reprendre ma place auprès de lui.

— Autrement dit, s’il n’arrive rien au Roi, on ne te reverra jamais ?

— Pourquoi ne reviendrais-je pas ? Et toi, pourquoi ne me rejoindrais-tu pas ? Je sais, tu as des terres, un château, une fiancée mais, crois-moi, l’Amérique est un pays qui te conviendrait. Il est à tes dimensions et tu pourrais t’y tailler un domaine grand comme la Suisse… ou presque ! Épouse Ursula et venez !

— Ce serait peut-être, au contraire, une excellente occasion de ne pas épouser Ursula… À bien réfléchir, elle n’est pas tellement éblouissante, bougonna Ulrich-August à qui le charme et la beauté de Judith avaient visiblement ouvert de nouveaux horizons.

Grâce au chapelain du palais et à l’évêque de Versailles, le fiancé pressé avait obtenu une dispense pour se marier immédiatement et, à présent que la chose était faite, il n’y avait plus qu’à réaliser le plan si droit, si simple, que lui et Judith avaient tracé pour leur avenir : dans deux jours, ils partiraient pour la Bretagne. Gilles voulait revoir encore une fois La Hunaudaye et le vieux Gauthier. Il voulait revoir aussi les lieux de son enfance et les rives de ce Blavet qui lui avait un soir apporté Judith. Il voulait la présenter à son parrain, l’abbé de Talhouët, qu’il souhaitait embrasser une dernière fois ainsi que sa vieille Rozenn et, peut-être, avant de quitter la France pour bien longtemps, tenter de faire, une bonne fois, sa paix avec sa mère, la Bénédictine de Locmaria. En le retrouvant marié, prêt à fonder une famille honorable, peut-être que la dure Marie-Jeanne céderait enfin et consentirait à éprouver, pour une fois, des sentiments de mère.

Ensuite, ils gagneraient Brest où, avec Pongo et Merlin, ils chercheraient le navire capable de les porter tous quatre de l’autre côté de l’eau. Judith, pour sa part, n’avait envie de revoir personne si ce n’est, au cimetière d’Hennebont, la tombe où reposait son père et le couvent qui avait abrité son adolescence menacée.

Ce n’était pas sans mal qu’elle avait obtenu de Gilles qu’il abandonnât Morvan à son sort. Non par un reste de convenances familiales : depuis l’atroce épreuve qu’il lui avait imposée, Morvan avait cessé d’être son frère mais parce qu’elle craignait qu’en fouillant le monde louche de la basse police, Gilles ne risquât sa vie plus sûrement que sur le plus sanglant des champs de bataille.

— Et puis, le rechercher prendrait du temps, lui avait-elle dit à l’un de ces moments où aucun homme amoureux ne peut refuser quelque chose à la femme aimée. Il faudrait rester, attendre… Puisque, aussi bien, j’ai survécu, laissons-le vivre de la vie misérable qu’il s’est choisie et partons ! Nous serons tellement mieux vengés…

L’argument était bon. Il avait prévalu. D’ailleurs, le cœur du chevalier était tellement plein d’amour qu’il n’y restait plus pour la haine la moindre place.

Lorsque l’on arriva au pavillon Marjon, fleuri jusqu’au plafond et illuminé par les soins de sa vieille amie, Gilles, qui d’accord avec sa femme avait une requête à présenter, commença par lui demander la permission de l’embrasser. Ce à quoi elle consentit bien volontiers mais en rougissant comme une jeune fille.

— Ceci est d’abord un merci, un grand merci plein d’affection, chère Mademoiselle Marguerite ! Mais c’est aussi une prière.

— Une prière ? Mon Dieu… vous savez bien que je souhaite avant tout vous faire plaisir. Je vous dois tant ! J’étais seule… grâce à vous j’ai retrouvé une famille… Mon seul regret est de la reperdre si vite !…

— Justement ! C’est de cela que nous souhaitons vous parler, Judith et moi, dit-il en attirant à lui sa jeune femme. Vous nous connaissez depuis bien peu de temps, pourtant vous nous avez traités comme si nous étions vos enfants. Eh bien vos enfants veulent vous garder : venez avec nous !

— Oui, appuya la jeune femme, accompagnez-nous.

— Vous accompagner ? Où cela, mon Dieu ? En Bretagne ?

— Non. En Amérique ! C’est un pays magnifique et étonnant. Je suis certain que vous vous y plairez ! Vous y trouverez des dames qui vous conviendront, une société que vous ne soupçonnez pas… et puis nous ! Notre maison sera la vôtre.

— Moi ? en Amérique ? Mon pauvre enfant ! Mais je ne sais pas l’anglais…

— Judith non plus. Vous apprendrez toutes deux.

Elle éclata de rire mais il vit bien qu’elle était tentée.

— Quelle folie ! Vous voulez emmener une vieille fille dans votre belle aventure ? Le bonheur, cela se vit à deux…

— Un bonheur rien qu’à deux est égoïste et ne survit guère. Et vous verrez grandir nos enfants ! dit Judith avec une assurance qui amena des larmes aux yeux de Mlle Marjon. Venez avec nous !… Vous avez tout le temps de faire vos préparatifs tandis que nous serons en Bretagne et vous nous rejoindrez à Brest avec Berthe, Brutus et Bégonia… et même le jardinier car je crois bien qu’il ne voudra jamais se séparer de Pongo !