— Eh bien ! je vous promets d’y réfléchir ! Passons à table à présent ! Je crois, en vérité, que ce jour est le plus beau de toute ma vie ! Dieu ! Quelle merveille !…
Ulrich-August, qui avait tenu à confectionner pour ses amis un magnifique pâté de mariage à la mode de son pays, venait d’apparaître avec son chef-d’œuvre, un vaste tablier blanc étalé sur son gilet brodé d’or et toutes les joies du triomphe peintes sur sa figure quand Berthe accourut :
— Monsieur le Chevalier, il y a en bas un homme qui demande à vous parler d’urgence…
Les rires et les exclamations admiratives s’arrêtèrent net cependant que Judith, instinctivement, se rapprochait de son mari.
— Un homme ? Quel homme ? demanda Gilles.
— Ce doit être un serviteur de la Reine. Il porte sa livrée sous un manteau noir et il y a une voiture de la Cour arrêtée devant la porte.
— C’est bon, j’y vais…
L’homme qui attendait au bas de l’escalier portait en effet la livrée rouge et or commune à tous les serviteurs de Trianon. Son visage d’ailleurs n’était pas inconnu à Gilles qui croyait bien l’avoir aperçu lorsqu’il avait demandé audience à Marie-Antoinette. En apercevant le chevalier, il salua en homme qui connaît son monde, tira un billet soigneusement cacheté du revers de sa manche et le tendit au jeune homme.
— De par la Reine, dit-il seulement.
Tournemine fit rapidement sauter le cachet, déplia le billet. Il ne contenait qu’une dizaine de mots à peine.
« Suivez cet homme. Venez ! Vous seul pouvez me sauver… »
Le ton était si étrange que le chevalier ne put s’empêcher de demander :
— C’est… Sa Majesté qui vous a remis ce billet ?
— C’est Madame Campan, Monsieur le Chevalier… de la part de Sa Majesté. Elle a beaucoup insisté pour que je fasse diligence.
— Vous avez une voiture ?
— Elle attend devant la porte.
— Je vous suis. Veuillez m’attendre un instant.
Fourrant le billet dans sa poche, il rejoignit hâtivement ses amis, embrassa Judith qui, les yeux déjà pleins d’angoisse, se jetait à son cou.
— Pardonnez-moi !… Il faut que je m’absente un moment !
— Ce soir ?… Alors que vous venez de vous marier ? s’écria Mlle Marjon suffoquée.
— En dehors de vous qui êtes ici réunis, bien peu de personnes savent que je me mariais aujourd’hui. Je ne serai pas long, je pense, mais il faut que je me rende à Trianon. La Reine m’a fait demander.
— La Reine ? Mais pourquoi ? Que te veut-elle ? s’écria Judith, déjà partagée entre les larmes et la colère.
Il caressa sa joue et lui sourit.
— Peu de chose sans doute, mais je ne peux me dispenser d’y aller, mon cœur ! Winkleried te dira qu’une fois, déjà, j’ai été mêlé sans le vouloir à une affaire privée de Sa Majesté, une affaire qui touche à cette affreuse histoire de collier volé. C’est certainement de cela qu’il s’agit encore. Je dois y aller !
— Enfin, pourquoi toi ? La Reine ne manque pas de serviteurs, que je sache !
— Peut-être parce qu’elle sait qu’elle et le Roi ont en moi un cœur fidèle et dévoué. Ne pleure pas, ma douce, il n’y a aucune raison, car je ne serai pas longtemps absent. Commencez à souper sans moi, ajouta-t-il gaiement… mais ne mangez pas tout le pâté ! Ce serait une trop cruelle punition !
Avec un dernier baiser à sa jeune femme, il prit son chapeau, son épée, tapa dans le dos d’Ulrich-August qui, la mine songeuse, ôtait lentement son tablier et rejoignit le messager de la Reine.
Dans la rue, en effet, une berline de ville semblable à toutes celles des remises royales qui assuraient le service de la Cour attendait, lanternes allumées, marchepied baissé, portière entrouverte.
Le messager l’ouvrit largement. Gilles s’élança à l’intérieur.
— Un mot, un cri, un simple soupir et vous êtes mort, Monsieur le Chevalier… articula une voix aimable.
Gilles vit alors, braqué sur lui, un gros pistolet fermement tenu en main par un homme tout vêtu de noir qui se tenait assis au fond de la voiture.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Qui êtes-vous ?…
— Asseyez-vous et restez tranquille ! Vous le verrez bien.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à obéir. Gilles s’assit près de l’homme en noir dont l’arme décrivit un léger arc de cercle pour continuer à viser son cœur. Le messager en livrée monta derrière lui et, brusquement, le jeune homme ne vit plus rien : on venait de lui appliquer un bandeau sur les yeux.
La portière claqua. La voiture s’ébranla en cahotant sur les gros pavés carrés de la rue. Coincé entre ses deux ravisseurs, Gilles s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses pensées et surtout de garder son calme.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il froidement.
— Nous ne sommes pas autorisés à vous l’apprendre. Mais rassurez-vous, il ne vous sera fait aucun mal. Nous avons ordre de vous traiter avec les plus grands égards.
— Jolis égards ! Vous êtes d’assez impudents coquins pour avoir osé vous servir du nom sacré de Sa Majesté la Reine… et de sa livrée. Car j’imagine qu’elle n’y est pour rien ?
— Absolument pour rien ! ricana l’homme en noir. Mais, si vous le permettez, nous allons prendre une petite précaution supplémentaire. Les égards en souffriront peut-être un peu et vous voudrez bien nous le pardonner mais, voyez-vous, on ne nous a pas dit que vous étiez un gaillard de cette carrure… et un mauvais coup est bien vite arrivé !
En un clin d’œil et avec une vélocité qui dénonçait une longue habitude, les mains du jeune homme furent liées étroitement puis, avec un soupir de soulagement, l’homme reprit sa place et la voiture continua sa route dans le silence.
Dans les débuts du voyage, Gilles s’efforça de suivre, par la pensée, le trajet de l’attelage, mais il acquit bientôt la conviction que l’on tournait en rond afin de brouiller la piste et quand, enfin, les chevaux s’élancèrent le long d’une ligne droite, il ne lui était plus possible de définir dans quelle direction ils se dirigeaient tant on avait décrit de méandres et de détours. Tout ce qu’il put constater c’est que l’on ne roulait plus sur des pavés…
Quand la voiture s’arrêta enfin, après avoir décrit une courbe et cahoté dans un chemin en pente qui devait être détestable tant il secoua les voyageurs, Tournemine avait évalué le trajet à une heure environ. Ses deux gardiens le prirent chacun sous un bras, le firent descendre de voiture et le guidèrent avec des soins attentifs à travers ce qui était peut-être une prairie en pente car il sentit une déclivité et de l’herbe sous ses pieds. L’air nocturne était humide. Un léger bruit d’eau courante se faisait entendre. Une porte grinça sous la main de l’un des gardiens.
— Prenez garde à la marche ! dit-il.
On était à présent dans une maison qui devait être assez vétuste car cela sentait furieusement le moisi et l’atmosphère était celle d’une cave mais Gilles eut l’impression que l’on suivait un couloir dallé. Une porte s’ouvrit, puis une autre et, enfin, après que l’on eut descendu une volée de marches glissantes, un peu de lumière filtra sous le bandeau du prisonnier. Mais on ne le lui enleva pas…
Toujours aveugle, on le conduisit jusqu’à ce qui devait être un lit ou un divan recouvert d’une fourrure sur lequel on le fit étendre non sans s’être assuré que le bandeau tenait bien sur ses yeux et que les entraves de ses mains étaient trop solides pour qu’il pût s’en défaire. Mais quand deux mains immobilisèrent ses jambes pour lier aussi ses pieds il se tordit comme un ver, essayant d’échapper à l’étreinte de ses ravisseurs.