— En voilà assez ! hurla-t-il furieux. Dites une bonne fois ce que vous voulez de moi et finissons-en !…
Mais personne ne lui répondit. Les hommes achevaient leur ouvrage. L’un d’eux glissa un oreiller sous sa tête puis ils parurent s’éloigner car Gilles entendit leurs pieds traîner sur un sol inégal. Pendant un moment il y eut un silence au fond duquel naquit bientôt l’écho d’un autre pas, plus léger, accompagné du frou-frou d’une robe de soie. Un parfum de rose parvint jusqu’aux narines du jeune homme…
— Eh bien, chevalier, fit une voix qu’il n’eut aucune peine à reconnaître, comment vous sentez-vous ? J’espère que mes gens ont été aussi respectueux que je l’avais ordonné et qu’on ne vous a point maltraité ?
— Ainsi, c’était vous ! fit-il avec un soupir excédé. Vous n’imaginez pas, j’espère, que vous avez réussi à me faire peur ?
— Ce n’était pas le but recherché. Je souhaitais seulement vous offrir mes vœux de bonheur, sans témoins, et vous dire combien j’apprécie votre goût. La jeune fille est charmante, absolument ravissante… un peu bécasse peut-être, un peu… paysanne mais charmante ! Il est bien dommage que la nuit de noces soit encore lointaine. La jeune épousée, je le crains, va trouver le temps long. Quant à vous, nous allons faire de notre mieux pour que vous ne souffriez pas trop d’impatience.
— C’est cela que vous avez trouvé ? C’est cela votre vengeance ? M’écarter de ma femme cette nuit ? fit-il méprisant. Je ne vous fais pas mon compliment. Je suis marié, ma chère, et vous n’y pouvez rien. Quant à calmer ce que vous appelez mes impatiences, il n’y faut pas compter. Vous n’avez pas l’intention de me violer, j’imagine ?
Elle eut un rire de gorge en forme de roucoulement qui passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.
— Cela pourrait être amusant ! D’ailleurs, si je le voulais vraiment… je n’aurais pas besoin de te violer. Je sais si bien comment éveiller ton désir ! Mais, ce soir, je préfère te laisser à tes regrets. Et maintenant, je te souhaite une bonne nuit, mon bel amour, une longue nuit bien reposante.
Elle avait dû faire un signe car Gilles se sentit soudain soulevé par les épaules tandis que l’on approchait un gobelet de ses lèvres. Il serra les dents. Alors, sans la moindre douceur, deux doigts pincèrent son nez et, bon gré mal gré, il lui fallut bien ouvrir la bouche dans laquelle on fit couler une liqueur sucrée de goût agréable d’ailleurs qu’il avala mécaniquement. Ce n’était certainement pas du poison ainsi qu’il l’avait imaginé tout d’abord. Puis on le reposa sur son lit.
— Il était bien inutile de te défendre, dit Mme de Balbi en riant. Je n’ai pas du tout l’intention de t’empoisonner. D’abord ce n’est pas du tout mon style et, ensuite, ne t’ai-je pas dit que nous ne nous séparerions définitivement que lorsque je n’aurais plus de goût pour toi ? Ce temps n’est pas encore venu… Tu vas dormir à présent. Demain tu auras encore un peu de cette délicieuse liqueur, après-demain aussi… Sois sans crainte, elle ne te fera aucun mal. Dormir… simplement dormir ! Pauvre petite Madame de Tournemine ! Il va lui falloir conserver sa virginité plus longtemps que prévu…
Elle s’éloigna en riant et son rire décrut lentement dans les profondeurs de la maison. Un instant Gilles eut envie de lui crier que son absurde vengeance était sans objet, que Judith était bel et bien sa femme mais il se retint pour ne pas risquer de livrer sa petite sirène aux représailles toujours possibles de cette harpie. Et puis, il avait sommeil… tellement… tellement sommeil tout à coup… tellement… sommeil.
Lorsqu’il en émergea après un temps impossible à déterminer mais qui, même dans le profond anéantissement où il avait été plongé, lui avait paru durer interminablement, il ouvrit les yeux sur un décor gris de prison ou de cave et mit quelque temps à recouvrer ses esprits. Les brumes de la drogue dont il avait été gorgé ne se dissipèrent que lentement et il lui fallut un certain temps pour rassembler ses souvenirs. Puis il avait de nouveau retrouvé l’usage de ses yeux.
Quand il y vit plus clair, il constata que ses poignets et ses chevilles ne portaient plus aucune entrave, qu’il était étendu sur une sorte de paillasse recouverte de peaux de mouton et que le jour entrait dans sa prison par un soupirail devant lequel retombait la verdure d’une végétation. Il était seul…
Il commença par s’asseoir sur son lit de fortune pour laisser au vertige qui l’avait saisi en se redressant le temps de s’apaiser. Il vit alors qu’un plateau garni d’un poulet fraîchement rôti, d’un pain et d’une bouteille de vin, était posé à terre.
La faim lui vint à la vue des victuailles. Jamais il ne s’était senti l’estomac aussi creux… Cette chère Anne était décidément pleine d’attentions pour ses prisonniers et il entreprit sans plus tarder de restaurer ses forces défaillantes, écartelant le poulet à deux mains pour en avoir raison plus vite. Après quoi il se mit enfin debout, éprouva l’élasticité de ses bras et de ses jambes et se dirigea vers la porte pour voir les possibilités d’évasion qu’elle lui offrait. Mais, à sa grande surprise, il constata qu’elle était ouverte…
Sans perdre une seconde de plus, il s’élança dans une sorte de boyau qui menait à un escalier aux marches branlantes et rendues glissantes par l’humidité, l’escalada et déboucha dans le couloir dallé dont il avait gardé le souvenir. Au bout de ce couloir, il y avait une porte, ouverte elle aussi sur une prairie inondée de soleil. De frêles branches de vigne vierge bougeaient doucement dans l’encadrement de cette porte. Aucun bruit ne se faisait entendre. La maison était silencieuse et vide…
Quand il franchit le seuil ensoleillé, Gilles les yeux fermés laissa un instant la chaleur matinale des rayons caresser son visage. C’était comme un merveilleux réveil après un affreux cauchemar…
Un hennissement tout proche lui fit rouvrir les yeux et il vit qu’un cheval tout sellé était attaché à un peuplier à quelques pas de lui.
Son regard fit le tour de l’horizon tandis qu’il sortait de la maison qui était un moulin à demi ruiné. Un petit cours d’eau coulait tout auprès avec un bruit frais, sous la roue veuve de la plupart de ses pales. Il alla y tremper son visage pour achever de retrouver son équilibre, plongeant même sa tête tout entière dans la fraîcheur bienfaisante… puis courant vers le cheval qui d’un nouveau hennissement paraissait l’appeler, il le détacha, sauta en selle et, franchissant la prairie en pente qui menait à la route, partit au grand galop dans la direction qui lui semblait être celle de Versailles… Son esprit ne formulait qu’une pensée moins bien claire : rejoindre Judith !
— Vous ?… Mon Dieu ! Mais où étiez-vous ?
Berthe venait d’ouvrir la porte et, sur le seuil de son salon, Mlle Marjon accourut. Elle se jeta vers Gilles, le prit aux épaules et le regarda avec une sorte de terreur comme s’il sortait tout droit de l’enfer. Il vit qu’elle avait les yeux rouges, le visage délavé de quelqu’un qui a beaucoup pleuré.
— Je ne sais pas moi-même… On m’a enlevé. Laissez-moi passer… Je veux voir Judith !
Et il s’élança dans l’escalier appelant de toute la force de ses poumons.
— Judith ! Judith… Où es-tu, mon cœur !…
Mais seul Pongo apparut sur le palier. Un Pongo aux yeux creux dont la peau était grise comme s’il relevait d’une longue maladie. Sa figure était si tragique qu’une épouvante s’empara de Gilles. Bondissant vers l’Indien, il le prit aux épaules et le secoua.