C’était l’un de ces endroits privilégiés créés pour le repos, la détente, la joie des sens et si les jardins ne voyaient plus courir les autruches, les gazelles et les dromadaires comme au temps de Philippe II, les milliers de fleurs qui les peuplaient ne s’en portaient pas plus mal.
Hélas, le malheur voulait que ce charmant palais subît, de compte à demi avec les autres résidences royales, le nivellement de l’ennui. Qu’il eût plus de gaieté que l’austère Escurial, plus de grâce que le Palais Royal, plus de confort que le palais montagnard de la Granja entre lesquels se partageaient les saisons de la Cour ne le sauvait pas pour autant du poids intolérable de l’étiquette espagnole ni de la morne sévérité que faisait régner autour de lui son maître, le roi Charles III.
C’était pourtant un excellent roi, le meilleur sans doute de toute la dynastie Bourbon d’Espagne : grand bâtisseur, grand politique, nourri de philosophie, grand réformateur et sachant choisir ses serviteurs mais, veuf depuis vingt-quatre ans de Marie-Amélie de Saxe qui avait mis au monde treize enfants, il était demeuré obstinément fidèle à son souvenir. Roi veuf, roi chaste, il traquait impitoyablement les amours illicites dans son entourage, ne s’accordait que le plaisir de la chasse, portait toujours les mêmes vêtements et haïssait cordialement tout ce qui était plaisir frivole. À sa cour, point de bals, point de concerts, point de festins ! La seule distraction était le « baisemain », insipide cérémonie qui avait lieu à date fixe et au cours de laquelle le Roi, assis sur son trône, voyait défiler devant lui, en grand costume d’apparat, la totalité de sa cour et de ses grands serviteurs. On s’inclinait, on baisait les phalanges royales posées sur l’accoudoir du trône, on se relevait et on laissait la place au suivant. Après quoi, chacun s’en retournait chez soi… Les princes et princesses avaient droit, eux aussi, à ce très relatif amusement… mais n’en usaient guère.
Lorsque Gilles aperçut enfin le fronton baroque du palais la nuit était presque tombée. Merlin avait perdu l’un de ses fers sur la route et l’avait retardé. Mais il savait que cette excuse ne serait guère acceptée du duc d’Almodovar, capitaine de la Garde Royale, qui ne plaisantait ni sur l’heure exacte ni sur la discipline.
La chance, cependant, était avec lui. Alors qu’il forçait l’allure de son cheval, assez inquiet de ce qui l’attendait, il s’aperçut que, bienheureusement, son arrivée au moins ne serait probablement pas remarquée car le Roi, à cette même minute, revenait de la chasse. Sous la lumière des lanternes, une véritable foule encombrait l’esplanade du palais et dominant cette foule de toute la hauteur de son grand cheval, le retardataire reconnut son capitaine qui se tenait auprès du Roi.
Sans s’amuser à contempler le souverain, toujours pareil à lui-même dans sa casaque grise en gros drap de Ségovie et ses culottes en peau de buffle, Gilles sauta à terre et tenant son cheval par la bride, il regagna le quartier des Gardes établi près du Palais, dans les Casas de Oficios y Caballeros. L’ombre des portiques sous lesquels s’ouvraient les Casas acheva de l’escamoter.
À sa surprise, il y trouva Pongo qui, abandonnant pour une fois son impassibilité indienne, faisait les cent pas en se rongeant les ongles. Celui-ci se jeta littéralement sur lui.
— Toi oublié l’heure, maître…
— Non, mais Merlin s’est déferré. Il faudra que tu regardes cela de près car je n’ai guère confiance dans le maréchal-ferrant qui s’en est occupé ! Mais pourquoi es-tu si inquiet ? On m’a demandé ? Qui ?… Le duc ?
Pongo fit signe que oui, puis ajouta :
— Lui se mettre en colère mais, par chance, Roi rentrer de chasse plus tôt que d’habitude. Lui reparti et pas encore revenu. Moi demander Grand Esprit te faire revenir vite !
— On dirait que depuis que tu as quitté la Virginie, le Grand Esprit n’a plus rien à te refuser, fit Gilles en riant. Avec un peu de chance j’aurai même le temps de rendre ma tenue plus présentable avant son retour.
Jetant la bride à son serviteur, il s’élança dans l’escalier menant à son logis car, ayant tous rang d’officiers, les Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique possédaient chacun une chambre individuelle dans les communs quand il s’agissait des résidences extérieures à Madrid. Dans ce cas, le régiment n’envoyait qu’une ou deux brigades, par roulement, les autres demeurant dans la capitale où ils possédaient une fastueuse caserne. Gilles ayant le grade de lieutenant en second avait droit à un petit appartement de deux pièces.
Il abordait en courant le couloir qui y menait quand il entra en collision avec l’un de ses camarades, le jeune Don Rafael de Molina qui arrivait en sens inverse. Le choc fut rude mais l’Espagnol le prit avec un flegme tout britannique.
— Tiens, Tournemine, fit-il en se frottant l’épaule. Quelle heureuse rencontre ! Savez-vous qu’on vous cherche partout, mon cher ?
— Vous aussi ? Mais, sacrebleu, pourquoi suis-je devenu indispensable, tout à coup ? Ma demi-brigade est de service ce soir et je suis légèrement en retard mais je ne vois pas…
— Vous allez voir tout de suite ! Autant que vous soyez prévenu avant de voir notre capitaine : votre demi-brigade n’est plus au complet, il vous manque un homme.
— Pourquoi ? Un malade ?
— Une maladie grave : la disgrâce ! Ordre de quitter le palais dans les deux heures !
— Dans les deux heures ? Diable ! Et la raison ?
Le jeune Molina prit un air mystérieux.
— Cela, mon cher, je ne me sens pas autorisé à vous le dire. Son Excellence s’en chargera elle-même. J’ajoute qu’en votre absence et celle du marquis de Peñaflor, notre brigadier, qui soigne une ancienne blessure, Son Excellence a dû procéder elle-même à une exécution fort indigne d’elle et que cela l’a mise de fort méchante humeur. Un duc d’Almodovar n’est pas fait pour balayer la poussière !
— Quand on est un véritable soldat, on fait bien plus que cela ! riposta vertement le chevalier. Vous seriez surpris de ce que j’ai vu faire au général Washington, cependant l’un des plus grands hommes de ce temps. Il est vrai que le général a très peu de points communs avec Son Excellence ! ajouta-t-il avec un rien d’insolence.
Le nom de l’Américain tombé si brutalement dans la conversation arracha au jeune Espagnol une sorte de hoquet horrifié. Il se signa précipitamment comme si son camarade venait d’évoquer l’Antéchrist.
— Ce général-là n’est point un grand seigneur ! Chacun sait que ces Américains sont de véritables sauvages et que…
Peu désireux d’entamer une controverse avec Molina, Gilles préféra couper court. Le roi Charles III était sans doute un « despote éclairé » mais, à sa cour, il était bien le seul à posséder quelques teintes de libéralisme. Seuls, des hommes tels que Paco pouvaient considérer avec sympathie la nouvelle république américaine…
— Au fait ! dit-il. Qui est l’homme renvoyé ?
— Don Luis Godoy.
— Ah !… Eh bien, merci de m’avoir prévenu, mon cher…
Tout en procédant à une rapide toilette et en changeant ses bottes fatiguées par la route pour d’autres immaculées, Tournemine essaya de deviner ce que Molina ne lui avait pas dit. Il n’avait besoin d’aucun effort de mémoire pour retrouver le personnage de Luis Godoy, jeune hidalgo issu d’une bonne famille d’Estrémadure dont le teint frais et les yeux clairs tranchaient vigoureusement sur l’aspect général des Gardes du Corps où les peaux olivâtres l’emportaient de beaucoup sur les teints de lait. C’était en plus un garçon aimable, souriant, aimant la vie et les plaisirs avec une ardeur juvénile. Courtois, toujours de bonne humeur, accomplissant son service avec une parfaite rectitude, qu’avait bien pu faire Don Luis pour se faire ainsi chasser comme un laquais indélicat ?…