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Mais la princesse, visiblement, n’entendait rien de ce qu’il lui disait. Elle semblait poursuivre quelque image intérieure.

— Oui… il me semble que c’est bien Manuel… répéta-t-elle se parlant à elle-même. Nous verrons à le faire venir l’an prochain car ce sera justice. La solde d’un Garde du Corps est importante, surtout pour une famille peu fortunée…

Tournemine retint un sourire. Dans cette charitable perspective, la future souveraine songeait-elle davantage à cette « famille peu fortunée »… ou à son propre lit désert ?… Mais elle ne lui laissa pas le temps de creuser la question. Une angoisse venait de la reprendre, qu’elle traduisit aussitôt.

— Êtes-vous certain que Don Luis soit parti… vraiment parti ?

— Je ne comprends pas bien la question que Votre Altesse me fait l’honneur de m’adresser…

— Elle est claire, cependant, il me semble ! fit-elle avec colère mais, instantanément, elle se calma. Il est vrai que vous êtes français et qu’à ce titre elle est moins intelligible qu’il n’y paraît. Je veux dire qu’il y a… bien des façons pour un monarque de faire… partir quelqu’un…

— Je vois ! Si Votre Altesse pense que Don Luis a pu gagner non l’Estrémadure mais un monde meilleur, qu’elle se rassure pleinement : plusieurs de mes camarades ont pu le voir monter à cheval et quitter, seul, le palais. Et je sais qu’il était porteur d’une lettre du comte de Florida Blanca pour son père. Dans ces conditions, je crois que même un accident de voyage n’est pas à redouter.

— Ah !… Que vous me faites du bien ! soupira Maria-Luisa en se laissant aller parmi les coussins qui rembourraient son fauteuil. Je me sens soulagée d’un tel poids, d’une telle angoisse ! Depuis ce matin j’étais dans l’inquiétude pour ce pauvre garçon mais cela va mieux ! J’enverrai quelqu’un chez lui afin de m’assurer qu’il est arrivé à bon port.

Jugeant son audience terminée, Gilles se leva.

— Votre Altesse Royale m’autorise-t-elle à retourner à mon poste ?

Pour la première fois, Maria-Luisa sourit. Un sourire d’une espièglerie parfaitement inattendue dans ce visage inquiet. Elle eut brusquement dix ans de moins.

— Rien ne presse ! Vous devez être fort mal dans votre antichambre et je ne vois pas bien qui pourrait avoir l’idée étrange d’essayer d’y pénétrer pour voir si vous y êtes.

— Moi non plus, mais j’ai reçu une consigne…

— Et moi je vous en donne une autre : restez encore un peu. Cela me distrait de bavarder avec vous. Ne sommes-nous pas presque compatriotes ?… Tenez ! ouvrez cette fenêtre ! On étouffe dans cette chambre… et la nuit semble belle, soupira la princesse avec, dans la gorge, un léger roucoulement qui donna l’éveil au jeune homme. Aussi fit-il toute une affaire d’ouvrir la fenêtre. La nuit était belle, en effet, toute brillante d’étoiles qui argentaient ses profondeurs bleues. Les parfums du parc lui montèrent au visage avec l’odeur, plus fade, du fleuve voisin.

Mais sur sa nuque, son dos, ses épaules, il sentait le regard de la princesse comme autant de piqûres d’épingles…

— Rappelez-moi votre nom, murmura-t-elle si près de lui qu’il tressaillit.

Elle avait dû se lever, s’approcher sans qu’il l’entendît. Un parfum d’œillet très poivré se mêlait à présent aux senteurs du jardin.

Il se retourna courageusement, fit face à deux yeux étincelants, à une bouche humide, à une forme toute blanche et vaguement nuageuse. Son Altesse avait si chaud qu’elle avait retiré sa dalmatique.

Le terrain glissait de plus en plus mais dans un autre sens. S’efforçant de préserver un semblant de décorum, Gilles déclina :

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye ! Aux ordres de Votre…

— Pas ce nom-là… l’autre… Celui que vous donnent les femmes…

— Ma mère m’a donné le prénom de Gilles, Madame, fit-il, surpris lui-même de sa réponse. – Fallait-il que le péril lui parût extrême pour qu’il cherchât à s’en protéger par ce rappel à la sévère Marie-Jeanne Goëlo qui lui avait, si fort à contrecœur, donné le jour. Mais Maria-Luisa était à cent lieues d’imaginer ce que pouvait être exactement la mère de ce beau garçon.

— Quel joli nom, roucoula-t-elle, la respiration soudain écourtée. Votre mère doit être une femme de goût, chevalier… Mais… est-ce que vous n’avez pas trop chaud, vous aussi ?… ces draps d’uniforme sont intolérablement épais ! Ôtez votre veste un moment… vous vous sentirez mieux après…

Pour étrange que fût cet ordre, ce n’en était pas moins un et il en sous-entendait un autre que l’on ne formulerait peut-être pas. Tout en s’exécutant, Gilles songea qu’il allait falloir pour l’honneur de son nom et de son pays accomplir un exploit peu ordinaire : faire l’amour à une femme dont il n’avait pas envie. Mais le corps de cette femme, après tout, semblait assez agréable pour que l’envie lui vienne car, aux jeux de l’amour, il n’avait jamais eu besoin d’encouragements…

Avant que Maria-Luisa ait pu seulement émettre un son, il l’enleva de terre, l’emporta jusqu’au lit où il la jeta sans trop de ménagement, empoigna à deux mains la chemise de nuit, qu’il déchira tout du long sans le moindre respect pour les précieuses dentelles de Malines qui l’ornaient et, se coulant contre la princesse, il l’enlaça d’un bras tout en commençant à caresser son corps ainsi dénudé. Mais le désir qui secouait Maria-Luisa n’avait pas besoin d’être excité. Elle s’enroula autour de lui comme un liseron et colla sa bouche à la sienne avec tant d’ardeur que leurs dents s’entrechoquèrent.

Il eut l’impression qu’une pieuvre aspirait son souffle mais les lèvres de la princesse étaient habiles et son propre corps s’enflamma brusquement. Il voulut s’écarter d’elle un instant pour achever de se dévêtir mais elle le retint avec une incroyable force nerveuse et râla contre sa bouche.

— Garde tes bottes !… J’ai toujours rêvé d’être violée par un soudard dans le sac d’une ville…

Avant de tout oublier dans les jeux furieux de la chair, Gilles se surprit à penser que les rêves des princesses présentaient parfois des aspects bien inattendus…

Le « sac de la ville » dura trois bonnes heures. Trois heures qui furent sans doute les plus épuisantes que le Breton eût jamais vécues. C’était la première fois qu’il avait affaire à une nymphomane et force lui était de constater que l’appétit de Maria-Luisa une fois éveillé, elle était parfaitement insatiable.

La réputation française n’en sortit pas moins intacte et même magnifiée, et lorsque enfin le nouvel amant de la princesse reçut l’autorisation de regagner son antichambre, Maria-Luisa épanouie et radieuse murmura, en s’étirant dans le lit ravagé comme une chatte heureuse :

— Comme tu ne seras pas de garde la nuit prochaine, tu n’as qu’à m’attendre à minuit au pavillon du jardin de la Isla. Je t’y rejoindrai.

— À minuit ? C’est impossible ! Comment sortirez-vous ? On vous enferme. En outre le Prince votre époux peut décider de vous rejoindre. Enfin, le pavillon est assez loin du palais…

Maria-Luisa se mit à rire :

— C’est bien pour cela que je l’ai choisi. Quant à tes autres objections, écoute bien : d’abord, je dors seule quand je le veux. Ensuite mes duègnes ont le meilleur sommeil de toutes les Espagnes grâce à Fiametta qui y veille. Elle m’est dévouée corps et âme car elle m’a suivie depuis Parme où son père est apothicaire. Va vite, maintenant, et surtout n’écoute pas les bruits de la Cour : ce soir je serai malade… les soirs suivants aussi d’ailleurs ! Mon époux craint la maladie comme le feu !…

Gilles allait sortir quand elle sauta à bas du lit, le rattrapa, jeta ses bras autour de son cou et se plaquant à lui de tout son corps, l’embrassa une dernière fois avec voracité.