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— N’oublie pas ! Ce soir, minuit ! Pas une seconde de plus. Cela va déjà être si affreusement long !

Gilles quitta cette chambre trop chaude comme on se sauve. Il retrouva Fiametta et son antichambre avec une sorte de soulagement. Il y régnait un silence apaisant, délicieux, après les grondements de lionne en folie dont Maria-Luisa avait empli ses oreilles. Son seul regret était de ne pouvoir allumer une bonne pipe, l’usage du tabac étant formellement interdit durant les heures de garde. Il se consola en s’installant aussi commodément que possible pour achever une nuit somme toute plus agréable qu’il ne l’aurait imaginé.

Mais les jours qui suivirent prirent peu à peu, pour le jeune Garde du Corps, les couleurs affligeantes du cauchemar. Tandis que, réfugiée au fond de son lit assiégé par les médecins, les moines et les vieilles duchesses, Maria-Luisa jouait à la malade et s’évadait dans un sommeil aussi prolongé que possible où elle puisait des forces nouvelles, les journées de Gilles prenaient un rythme accablant.

En dehors de ses heures de service, il devait demeurer confiné dans son appartement en compagnie de Pongo ou bien il errait dans l’immense parc, sans aucune possibilité de s’éloigner, même une journée, d’Aranjuez. Terrifiée à l’idée qu’il pourrait ne pas rentrer à temps pour la rejoindre, la princesse des Asturies le lui avait formellement interdit. Il devait, comme elle le disait romantiquement, « passer ses jours dans l’attente des délices de la nuit… ».

Et puis, chaque nuit, dans le petit pavillon au bord du Tage où il devait attendre dans une obscurité totale, la même scène se renouvelait, identique : la porte bien huilée s’ouvrait sans un bruit pour livrer passage à la noire silhouette d’une femme vêtue comme une camériste puis se refermait.

— Tu es là ? soufflait une voix prudente.

— Oui…

Il y avait un bruit d’étoffes froissées et, l’instant suivant, Maria-Luisa déjà délirante et complètement nue s’abattait dans ses bras pour l’entraîner avec elle au plus fort d’une incroyable tempête sensuelle dont il sortait, chaque matin, un peu plus las, moralement tout au moins car, sur le plan physique, sa vigoureuse constitution et son exigeante virilité en faisaient un partenaire à la hauteur des désirs de sa royale maîtresse.

Mais il se prenait peu à peu à la détester pour cette faim inapaisable qu’elle avait de lui. La pitié du premier soir s’était éteinte devant l’égoïsme de cette femme qui, sans se soucier un seul instant de la vie qu’il menait en dehors d’elle, savait déployer pour parvenir à ses fins une science amoureuse que lui aurait enviée une prostituée gitane. Il y avait de la mante religieuse chez Maria-Luisa. Avec elle, Gilles pénétrait dans une sorte d’enfer où il avait parfois l’impression qu’il ne lui serait jamais possible de remonter à la lumière. Leurs étreintes se muaient peu à peu en combats furieux, sans merci, chacun d’eux semblant chercher à éteindre toute l’ardeur de l’autre. Et Gilles n’était pas sans inquiétude sur la façon dont tout cela se terminerait.

Un matin, alors qu’il rentrait chez lui après la revue que venait de passer le colonel-duc, Pongo lui tendit une lettre qui venait d’arriver.

— Vient de Madrid ! dit-il seulement. (Puis, voyant que le jeune homme jetait la lettre sur une table sans même l’ouvrir :) Pongo croit toi devrais lire ! Peut-être important…

— Cela peut sûrement attendre ! Ce doit être Jean de Batz qui m’annonce qu’il a gagné au jeu… ou perdu… et j’ai un affreux mal de tête !

— Mal de tête passera, fit Pongo en obligeant son maître à s’asseoir et en commençant à lui malaxer le crâne à deux mains. Et l’écriture pas celle de ton ami…

Gilles reprit la lettre. L’Indien avait raison. Batz n’y était pour rien. Elle était de Goya et ne contenait que quelques mots.

« Où est ta prudence, amigo ? Les aveugles de la Plaza Mayor parlent depuis deux jours du nouvel amour d’une certaine dame. Prends garde ! La mort est un serpent qui se cache aisément sous les fleurs. Et puis, tu as oublié que tu devais venir me demander à souper. Viens-tu ?… »

La mise en garde du peintre était sérieuse. Gilles décida d’en tenir compte.

— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il à Pongo.

— Le 13.

— Déjà ?… Tu as bien fait de m’obliger à lire cette lettre. Elle est, en effet, importante.

Tandis que Pongo achevait son massage, Gilles songeait que le surlendemain avait lieu la Pradera de San Isidro, qu’il avait promis à Thérésia de l’y emmener, que la fillette serait cruellement déçue s’il lui manquait de parole… et que, tout compte fait, il avait vraiment très envie d’aller à la fête ! D’abord parce qu’il aimait bien Thérésia et qu’elle était trop charmante pour être déçue. Ensuite parce que la belle maja dont l’image revenait depuis quelques jours occuper son souvenir plus que de raison ne pouvait décemment pas manquer la plus grande fête de l’année…

Sa première idée fut de laisser Maria-Luisa l’attendre en vain au rendez-vous de la nuit. Mais connaissant son caractère imprévisible, il se ravisa. Elle était très capable d’une sottise qui les perdrait tous les deux. Puis il songea que ce grand feu dont elle brûlait pour lui ne pouvait durer encore bien longtemps. La paille brûle bien mais ne tient guère. En outre, la princesse ne pouvait jouer éternellement les malades pour écarter le prince Charles de son lit… Le mieux serait peut-être d’avoir avec elle une bonne et claire explication. Après tout il n’y avait aucune raison pour qu’elle lui refusât un bref voyage à Madrid, ne fût-ce que pour qu’il pût se rendre compte par lui-même de l’étendue et de l’exactitude des potins dont les mendiants aveugles se faisaient l’écho…

Mais une explication avec la tumultueuse princesse était la chose la moins aisée du monde. À peine Gilles eut-il ouvert la bouche sur le sujet qui lui tenait à cœur qu’elle jeta feux et flammes, criant sans plus se soucier d’être entendue qu’il voulait seulement courir la Pradera et que les fameux bruits n’étaient qu’un mauvais prétexte.

— Qui pourrait savoir que nous nous retrouvons ici la nuit ? Seule Fiametta est au courant et elle se ferait tuer plutôt que me trahir.

— De toute façon nous ne pouvons continuer ainsi très longtemps. Vous n’allez pas, j’imagine, passer votre vie dans votre lit ?

— J’y resterai le temps qu’il me plaira et je ne vois pas qui pourrait m’en dénier le droit ?

— Le Roi, par exemple… Il peut trouver étrange pour une malade la mine superbe que vous avez.

— Je suis enceinte. J’ai droit à tous les ménagements…

— Vous faites bien de me le rappeler. Dans votre état, Madame, il serait peut-être prudent d’éviter certains exercices violents.

À la lumière de la chandelle qu’elle avait allumée parce qu’il lui semblait difficile de s’expliquer dans l’obscurité totale, il vit soudain des larmes dans ses yeux et comprit qu’il lui avait fait mal.

— Est-ce bien à toi de me reprocher l’ardeur de nos caresses ? murmura-t-elle douloureusement. Je croyais que tu y prenais autant de plaisir que moi…

Pour la consoler il lui sourit, l’attira contre lui et posa un baiser sur ses cheveux dénoués.

— La question ne se pose même pas. Seulement, il faut que tu comprennes que tu n’es pas une femme comme les autres : tu es la future reine d’Espagne et le Roi a de bons yeux…

— Ce vieillard insupportable, bigot, qui croirait se damner s’il ne restait pas stupidement fidèle à sa femme morte depuis plus de vingt ans ? s’insurgea Maria-Luisa. Si seulement il ne se refusait pas le plaisir dont il meurt d’envie, il serait plus indulgent envers les faiblesses des autres ! Il ne les traquerait pas jusque dans leurs pensées ! Il se venge par l’intransigeance !