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— Sans doute. Mais si les mendiants aveugles commencent à parler de nous, c’est que tu es en danger. Tu dois être prudente, non seulement pour toi mais pour l’enfant que tu portes. Et d’abord, il faut reprendre tes occupations habituelles, par exemple à l’occasion des cérémonies religieuses de la San Isidro auxquelles on ne te pardonnerait pas de ne pas assister…

— Je sais… Mais que va-t-il advenir de nous, de nos délicieuses rencontres ?…

— Nous trouverons un moyen… fit Gilles sans grande conviction. Il le faudra bien…

Mais déjà elle n’y songeait plus, s’accrochait à lui, ronronnante comme une chatte amoureuse, cherchant de nouvelles caresses. Il essaya de s’en défendre.

— Il est tard. Il faut rentrer…

— Non, pas encore ! Je vais être si malheureuse ! Aime-moi encore… rien qu’une fois… Et, tiens, je t’ai apporté un présent mais avec tout cela j’allais l’oublier.

Elle courut pieds nus jusqu’au petit tas de vêtements abandonnés près de la porte, fouilla dedans puis revint se blottir dans les bras du jeune homme, tenant au creux de sa main quelque chose qu’elle glissa entre les doigts de Gilles. Il protesta :

— Mais je ne veux pas de présent… et surtout pas de cette valeur ! s’écria-t-il quand la lumière pauvre de la chandelle fit jaillir les feux d’une magnifique émeraude montée en bague.

— Pourquoi ne te ferais-je pas un cadeau de valeur ? Ce que tu me donnes est sans prix pour moi.

— Mais justement parce que je le donne. Avec cette bague, tu as l’air de me payer !

— Ne sois pas stupide, mi amor ! L’émeraude est un talisman. Elle est verte comme l’espérance, verte comme le printemps et un vieux savant m’a dit autrefois que les anciens Égyptiens la considéraient comme la pierre des amants. Et puisque tu es venu en Espagne pour faire fortune, eh bien permets-moi de commencer cette fortune… et ne m’offense plus en refusant !

Il fallait bien accepter. D’ailleurs Gilles éprouvait une émotion nouvelle, plus pure. Il avait cru n’être pour la princesse qu’un instrument de plaisir dont les sentiments l’intéressaient peu. Ce joyau lui faisait découvrir une sorte de tendresse, une chaleur de cœur qui n’était peut-être pas vraiment de l’amour mais qui, à tout prendre, y ressemblait. Il baisa tendrement la main qui venait de lui faire ce royal présent.

— Cela, ma reine, je ne l’oublierai pas…

L’étreinte qui suivit se ressentit de la chaleur de sa reconnaissance et quand, une demi-heure plus tard, Maria-Luisa s’arracha enfin de ses bras pour regagner le palais, il n’éprouva pas le soulagement des autres matins. Sa première impression avait été la bonne quand elle l’avait fait venir dans sa chambre le premier soir : la future reine d’Espagne quêtait désespérément le bonheur. Et Dieu seul savait quelle puissance un homme habile pourrait tirer d’elle lorsqu’elle porterait la couronne, car point n’était besoin de fréquenter longtemps la Cour pour savoir que le prince Carlos n’était qu’un gros benêt, paisible et crédule jusqu’à la stupidité, en perpétuelle et béate admiration devant sa femme. Le vrai roi ce serait Maria-Luisa mais qui serait le maître de Maria-Luisa ?

— Dieu protège l’Espagne, murmura-t-il pour lui-même en enveloppant la bague dans son mouchoir avant de la glisser dans sa ceinture, avec l’agréable sensation de serrer contre lui quelques-unes des vieilles pierres de La Hunaudaye.

Il se sentait le cœur content, l’âme en paix. L’aventure qui commençait à lui peser allait, par la force des choses, s’achever d’elle-même très certainement, sans cris, sans douleur, et quand plus tard il en évoquerait le souvenir, elle ne lui laisserait pas le goût amer qu’il avait craint.

Une horloge, quelque part, sonna trois heures. Il était plus que temps d’aller prendre un peu de repos… Doucement, Gilles sortit du pavillon, referma la porte, fit quelques pas le long du fleuve en respirant à pleins poumons l’air frais de la nuit. Il faisait délicieusement bon et tout le jardin embaumait…

Le cri d’un nocturne éclata tout près de lui. Presque simultanément, plusieurs hommes masqués jaillirent d’un buisson et s’abattirent sur le jeune homme qui, sans même pouvoir tirer son épée, se trouva ligoté et bâillonné avec une habileté qui dénotait un long entraînement.

Quand il fut totalement réduit à l’impuissance, l’un de ses agresseurs, une sorte de géant noir, le chargea sur ses épaules et l’on se mit en marche sur le chemin du bord de l’eau jusqu’à un petit carrefour planté de pins parasols où quelques marches descendaient jusqu’au Tage.

Malgré sa position inconfortable, le captif distingua une silhouette d’homme debout au milieu de ce carrefour et qui semblait attendre, une silhouette qui lui rappela quelque chose. Une voix autoritaire qui ne jugeait pas utile de baisser le ton se fit entendre :

— Est-ce fait ?

— C’est fait, Sire ! Nous l’apportons, dit quelqu’un.

— Parfait ! Posez-le là.

Le porteur de Gilles le laissa glisser à terre sans la moindre précaution, circonstance qui n’aggrava qu’à peine ses inquiétudes. Si le Roi s’était donné la peine de tendre lui-même cette embuscade, l’amant de l’imprudente Maria-Luisa était perdu.

Couché de tout son long sur le petit quai de marbre froid, Gilles vit le Roi s’approcher de lui avec cette curieuse démarche cahotante que lui donnaient ses jambes trop arquées de vieux cavalier. Une angoisse brutale lui serra l’estomac. Si ses mains avaient été libres, il se fût, instinctivement, protégé d’un signe de croix car jamais homme n’avait à ce point ressemblé au Diable. Avec son nez tombant, sa bouche grimaçante, ses yeux morts et son dos voûté, Charles III était d’une laideur à la fois repoussante et satanique. Derrière lui apparut soudain la robe noire d’un moine…

Le Roi considéra un instant le long paquet déposé à ses pieds puis, hochant la tête :

— Ôtez-lui un moment son bâillon afin que le Père Joaquin puisse l’entendre en confession. Puis vous le lui remettrez et vous accomplirez ce que j’ai ordonné.

Il tournait déjà les talons pour s’éloigner mais il se ravisa, revint vers le captif :

— Je regrette de devoir vous faire exécuter, mon garçon, mais si je ne fais pas un exemple, tous les gardes du corps passeront à tour de rôle sur celui de ma bru !

Momentanément délivré du bâillon, Gilles en profita pour protester avec véhémence :

— Ceci n’est pas une exécution, Sire, mais un assassinat ! Une exécution se fait au grand jour, en place publique. Alors seulement elle est exemplaire. Faites-moi supplicier si vous le voulez, mais devant tous.

— Une exécution est ce que je décide. En outre, vous admettrez avec moi que si l’on vous menait à l’échafaud, on y mènerait par la même occasion la réputation de votre maîtresse… sans oublier celle de son époux ! L’important est que cette femme prenne peur et se tienne tranquille. Et quand on retrouvera votre cadavre elle aura peur car elle ne manque pas d’esprit et saura d’où vient le coup.

La mort approchait trop vite pour que Tournemine ne tendît pas tous ses efforts pour tenter de la repousser.

— Je suis français, Sire, et officier du roi Louis, seizième du nom ! Je ne vous appartiens pas ! Et vous n’avez pas le droit…

— J’ai tous les droits ! Vous-même me les avez reconnus le jour où vous avez signé votre engagement à mon service. Vous saviez parfaitement qu’en échange de mon or j’avais le droit de vous demander votre sang jusqu’à la dernière goutte. J’admets volontiers qu’il est plus glorieux de mourir au combat que noyé comme un rat dans une rivière, même royale. Mais il fallait y songer avant de faire cornard un prince des Asturies. Et vous pourrez toujours vous consoler en pensant que, d’une certaine manière, votre mort aura servi la couronne d’Espagne ! Adieu, Monsieur. Que Dieu vous ait en sa sainte miséricorde ! Faites votre office, mon père !