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Et Gilles, qui brûlait de galoper vers Paris pour y chercher la trace de celle qu’il aimait, pour essayer d’y retrouver la rousse Judith de Saint-Mélaine disparue dans de si étranges circonstances, dut user près d’une année sous l’uniforme vert et garance et sous le casque de cuivre garni de panthère sans autres distractions que les manœuvres du régiment, quelques promenades avec Merlin, son cheval, sur les bords du Blavet, la rivière de son enfance d’où Judith était sortie un beau soir pour bouleverser sa vie, les rares lettres que lui envoyaient d’Amérique Axel de Fersen et Tim Thocker, et les échecs avec son colonel. Encore cette dernière distraction lui fut-elle enlevée quand, à l’automne, le chevalier de Coigny fut remplacé par le marquis de Jaucourt qui venait de mitrailler Genève… et qui n’aimait pas les échecs.

L’arrivée en trombe de Fersen, fraîchement débarqué à Brest, vint dissiper la grisaille routinière de la garnison bretonne. Le Suédois apportait une lettre du général de Rochambeau, exprimant courtoisement le désir de voir son ancien secrétaire figurer à Versailles avec tous ceux du corps expéditionnaire. Et Gilles, frémissant de joie, pourvu en outre d’un congé en due forme, enfourcha Merlin, non plus en galopade nostalgique à la quête d’une ombre au long des berges du Blavet mais pour dévorer le grand chemin de la capitale, à l’horizon duquel se levait un soleil d’espoir dont les rayons ressemblaient infiniment plus à quelque flamboyante chevelure de femme qu’à l’éclat d’une cour royale…

La lumière devenait grise. L’éclat rouge du soleil couchant se fondait dans les ombres du soir mêlées à la brume qui montait de l’étang. Trompé par l’immobilité des trois cavaliers, un blaireau imprudent quitta son gîte presque sous les sabots de Merlin qui, dérangé, tressaillit, hennit furieusement et se mit à encenser, secouant d’importance son maître dont il coupa net la rêverie. Mais il fut rapidement ramené au calme.

— Paix, mon fils ! fit doucement le jeune homme en flattant la longue encolure soyeuse. Je te demande encore un instant…

Mais le charme était rompu. Jean de Batz vint aligner sa monture sur celle de son ami.

— Dans un instant il fera noir, dit-il. On ne pourra seulement plus distinguer les tours des murailles. Qu’espères-tu encore ?

Les yeux sur l’énorme tour d’entrée près de laquelle s’emmanchait le double pont-levis, Gilles haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Un miracle peut-être… Il me semblait qu’en approchant ce château il se passerait quelque chose… qu’il me reconnaîtrait de lui-même et s’ouvrirait à moi comme une main qui se tend. Peut-être… qu’il m’offrirait ses propres clefs !…

Le rire sonore du Gascon éveilla les échos de la forêt et fit envoler une sarcelle.

— La clef… car il n’y en a qu’une, tu la trouveras quand tu voudras si tu m’écoutes : elle se nomme l’argent ! L’argent qui ouvre toutes les portes, même celles des cœurs. Deviens son maître et cette vieille demeure s’ouvrira pour toi comme une femme amoureuse.

Les yeux clairs du chevalier s’attachèrent à la figure du baron gascon dont le regard, dans l’ombre grandissante, brillait d’une flamme presque diabolique. Mais l’ancien élève du collège Saint-Yves de Vannes avait depuis longtemps perdu cette crainte superstitieuse du Malin qu’on lui avait si soigneusement enseignée dans son jeune âge et si, à plusieurs reprises, il avait pu constater, chez son ami, des théories fleurant volontiers le soufre, cela n’altérait en rien l’amitié qui s’était tissée entre eux, spontanément, quelques mois plus tôt.

Bien que Batz appartînt, comme lui-même, aux Dragons de la Reine, cette amitié n’était pas née au régiment pour l’excellente raison que le Gascon n’y mettait jamais les pieds. Depuis quelques années tout au moins car il y était entré comme volontaire… à l’âge de douze ans, s’y comportant de telle façon qu’en 1776, à quinze ans, il devenait sous-lieutenant… au prix d’ailleurs d’une gasconnade car, pour obtenir ledit grade, il s’était vieilli de cinq ans, falsifiant son acte de naissance sans la moindre hésitation. Mais l’épaulette d’officier une fois amarrée à son uniforme, Batz, aussi satisfait de lui-même que s’il eût conquis un bâton de maréchal, s’était totalement désintéressé du sort d’un régiment qui s’obstinait à demeurer cantonné dans des garnisons aussi peu attrayantes que Vesoul ou Pontivy. Car l’endroit où il souhaitait vivre, c’était Paris, cette étonnante boîte de Pandore assez proche du soleil de Versailles pour que toutes les fortunes y fussent possibles et assez éloignée cependant pour que l’on pût s’y faire oublier ou même mourir de faim sans que personne s’en souciât.

À Paris, le jeune baron était certain d’arriver très vite à se tailler un chemin qu’il voulait confortable et largement pavé d’argent grâce aux relations qu’il ne manquerait pas de s’y créer. L’argent, c’était, en effet, le maître mot pour lui, l’argent qui seul pouvait apporter la puissance à un garçon de bonne noblesse, certes, mais né beaucoup trop loin des grandes charges du royaume ; l’argent dont, comme beaucoup de nobles provinciaux, il avait toujours cruellement besoin, l’argent enfin qu’il déclarait aimer au-dessus de toutes choses avec le cynisme encore naïf de sa jeunesse. S’il souhaitait si fort devenir riche, d’ailleurs, ce n’était pas pour le plaisir de thésauriser mais pour s’offrir tout ce que la fortune représentait de bien-être, d’éclat et de beauté introduits dans la vie de chaque jour… et aussi pour la possibilité de corriger, ici et là, les criantes injustices du Destin. Car ce Gascon avide, rapace même, capable de dépouiller froidement au jeu une douairière endiamantée ou de spéculer sur telle ou telle denrée coloniale, était tout aussi capable d’abandonner ses derniers écus sur la table boiteuse d’un maçon aux jambes brisées, menacé d’expulsion par un propriétaire impitoyable. Lequel propriétaire se voyait d’ailleurs rossé d’importance quelques heures plus tard, au plus profond d’une nuit obscure…

Cynique, réaliste et volontiers amoral surtout en ce qui concernait les femmes mais follement brave, généreux jusque dans le dénuement et d’une intelligence passablement diabolique, c’était pourtant cet homme-là que le Destin avait présenté un beau soir à Gilles pour en faire un ami.

Cette rencontre mémorable avait eu lieu le 28 avril précédent. Ce soir-là, Paris inaugurait la nouvelle salle construite pour la Comédie Italienne sur un vaste terrain proche des Boulevards concédé par le duc de Choiseul et adossé à son hôtel 2. La soirée s’annonçait particulièrement brillante car la Reine devait y assister et avait elle-même choisi le programme : une œuvre de Grétry, Les événements imprévus, dans laquelle la charmante Madame Dugazon, l’étoile de la Comédie Italienne, devait tenir le rôle de Lisette.

On s’était arraché les places qui n’étaient pas retenues pour Marie-Antoinette et sa suite avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une cabale, comme cela se produit presque toujours en pareil cas, avait été montée pour saboter la soirée. Les tenants de l’Opéra, jaloux de voir les Italiens quitter le vénérable mais fort vétuste hôtel de Bourgogne pour cette salle luxueuse, étaient en effet très décidés à faire autant de bruit que possible.

L’opération avait été assez bien montée. D’abord on avait critiqué, depuis longtemps, l’architecture du nouveau théâtre en prenant bien soin de monter contre les futurs occupants tout le reste de la corporation théâtrale. Les Italiens n’avaient-ils pas exigé que le bâtiment tournât le dos au Boulevard afin que son entrée ne risquât pas d’être confondue avec les multiples petits théâtres qui y fleurissaient ?… Pour les punir de leur outrecuidance, un quatrain fielleux courut Paris.