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Dès le premier coup d’œil on reconnaît très bien

Que ce nouveau théâtre est très italien

Car il est disposé d’une telle manière

Qu’on lui fait, aux passants, présenter le derrière…

On avait également fait circuler des libelles perfides attaquant la protection que la Reine accordait à la Comédie Italienne et insistant assez lourdement sur l’obstination qu’elle mettait à accorder ses faveurs à qui n’en valait pas la peine.

Naturellement, ces débordements pseudo-littéraires produisirent effet et, au soir de l’inauguration, la belle salle neuve ressemblait assez à un chaudron de sorcière où bouillonnaient de concert les spectateurs venus pour applaudir à tout rompre et ceux qui entendaient contester systématiquement.

Un chaudron fort brillant, d’ailleurs, car tandis que les loges s’emplissaient de femmes ruisselantes de pierreries sous les dômes extravagants de leurs coiffures qui dressaient dans la salle même un bizarre décor de montagnes neigeuses surmontées d’objets hétéroclites, le parterre non moins éclatant résonnait sous les talons rouges d’une foule de gentilshommes.

C’était grâce à Fersen que Gilles y avait trouvé place. Depuis son arrivée à Paris, le jeune Suédois s’était institué l’hôte et le mentor de son ami. En attendant sa présentation à la Reine, dont il ne voulait laisser le soin à personne, il le promenait dans tous les salons parisiens où il était habitué, depuis celui du comte de Creutz, ambassadeur de Suède, à celui de l’ancien ministre Necker en passant par ceux des nombreux membres de la puissante famille financière des Lecoulteux. Le jeune homme y rencontrait un franc succès. Sa haute mine et son charme lui assuraient, auprès des femmes, un accueil flatteur qui se changeait en vif intérêt lorsque Fersen, bon camarade, se lançait dans le récit de ses exploits.

Passant pudiquement sur le vol de son cheval, le Suédois ne se lassait pas de conter comment Tournemine lui avait sauvé la vie à Yorktown puis, entraînant deux ou trois jolies filles dans un coin de salon, il leur confiait sotto voce le secret du passionnant roman des amours de son ami avec une éblouissante princesse indienne et ainsi, peu à peu, le jeune homme devenait une sorte de héros aux yeux de la bonne société féminine. Au point d’en être parfois gêné…

— Tu me fais une réputation incroyable, lui dit-il un jour. Tu devrais cesser de chanter mes louanges comme tu le fais. Ma vie passée ne mérite pas tant d’éloges. Et puis, pourquoi donc vouloir à toute force intéresser les gens à moi ?

— Pas les gens, les femmes ! Tu souhaites refaire ta fortune : marie-toi ! Tu as, dès maintenant, l’embarras du choix.

— C’est inutile. Il n’y a pour moi au monde qu’une seule femme. Je ne veux qu’elle, avec ou sans fortune. J’épouserai Judith ou personne…

— Qui peut se vanter de n’avoir jamais changé d’avis, un jour ?…

Et Fersen continuait de plus belle ses contes héroïco-galants. Mais, en dépit de ces succès de salon, la soirée théâtrale n’en était pas moins, pour le jeune Breton, la première grande soirée parisienne et il ne songeait pas à dissimuler le plaisir qu’il y prenait.

Beaucoup des hommes qui l’entouraient étaient en effet d’anciens compagnons d’armes. Il y avait là Lauzun, Noailles, les Lameth, Ségur et bien d’autres que leur récent retour d’Amérique mettait à la mode. Certains spectateurs, s’ils ne lui étaient pas encore familiers, n’étaient plus tout à fait des inconnus, telle cette trinité réjouissante et fort peu sainte de jeunes lurons rencontrés chez Creutz et qui se composait d’un charmant boiteux, le jeune abbé de Périgord, d’un séduisant bâtard du feu roi Louis XV, le comte Louis de Narbonne-Lara, et de leur inséparable, le comte de Choiseul-Gouffier, jeune diplomate plein d’esprit.

Les femmes, évidemment, étaient beaucoup plus étrangères au chevalier et s’il examinait avec tant d’attention la guirlande scintillante courant le long des loges, c’était moins par curiosité que dans l’espoir de reconnaître un visage parmi tous ces visages, un sourire parmi tous ces sourires… Ses yeux qui savaient fouiller les profondeurs d’une forêt noyée de brume ou les ombres de la nuit la plus opaque détaillaient avidement chacune de ces figures de femmes dont presque toutes étaient à la fois jeunes et belles. Mais son cœur, qui aurait tant voulu battre plus vite sous l’effet de la joie, dut, bon gré mal gré, conserver son rythme tranquille : aucune de ces femmes n’était Judith…

— Toujours rien ? demanda Fersen qui n’ignorait plus l’amour secret de son ami et qui l’observait du coin de l’œil. Elle n’est pas là ?

— Non ! Paris est trop grand, vois-tu ! J’ai été fou d’imaginer que je pourrais la retrouver dans une fête et en pleine lumière. Après ce qu’elle a vécu, elle doit plutôt se cacher, chercher l’ombre car elle ignore que j’ai tué l’un de ses frères. Il est vrai que l’autre court toujours !

— Mais il n’a vraiment aucune raison d’être venu à Paris. Quant à ta belle Judith, je te rappelle qu’elle passe pour morte, que personne ne la connaît ici et qu’en conséquence elle n’a aucune raison de se cacher !

— Peut-être ! Pourtant, il y a des moments où je perds courage, où il me semble que je ne la retrouverai jamais.

Le Suédois sourit.

— Voyons, chevalier, tu n’es ici que depuis peu de temps ! Le Gerfaut qui savait guetter l’ennemi durant des heures aurait-il désappris la patience ? Nous n’avons encore rien tenté de sérieux pour la retrouver. Demain, mon ami Creutz te donnera une introduction pour le Prévôt de Paris et puis… dans deux jours, je te conduirai à Versailles ! Dans deux jours, tu seras devant celle qui peut tout, à qui tout obéit, celle qui règne plus haut que le Roi parce qu’elle règne aussi sur le Roi, celle qui…

Fersen s’interrompit au moment précis où un brusque silence s’abattait sur la salle. Surpris, Tournemine regarda son ami qui semblait frappé d’extase, suivit son regard jusqu’à la loge royale et s’immobilisa enfin, lui aussi saisi d’admiration. La Reine venait d’entrer.

Pour qui voyait Marie-Antoinette pour la première fois, son apparition causait toujours un certain choc. Il existait sans doute des femmes plus belles, il n’en existait pas de plus rayonnante. Elle avait tant de grâce et tant d’éclat, tant de majesté naturelle aussi que l’on ne remarquait même pas sa lèvre inférieure un peu épaisse et le fait que ses yeux, d’un joli bleu doux, étaient légèrement globuleux.

Ce soir-là, elle portait une immense robe de satin de Chine d’un blanc crémeux brodé de légères feuilles d’or. Ses beaux cheveux blonds, coiffés très haut et légèrement poudrés, supportaient un chapeau de feuilles d’or d’où fusait un bouquet d’aigrettes. Elle n’avait que très peu de bijoux : des bracelets de perles à ses poignets et, au creux de son corsage, un seul diamant, mais splendide, étincelait : le fabuleux Sancy. Le comte d’Artois tout de blanc vêtu lui aussi et la duchesse de Polignac l’accompagnaient.

Le parterre s’inclina d’un seul mouvement, présentant un étonnant damier de dos de toutes couleurs ponctués de perruques blanches tandis que, dans les loges, la révérence des dames abaissait brusquement le niveau des montagnes neigeuses derrière les rampes de velours rouge. La Reine sourit, salua et s’assit tandis que le parterre éclatait en une longue ovation qui s’adressait peut-être davantage à la beauté de la femme qu’à la dignité de la souveraine.

C’est alors que le chevalier de Tournemine remarqua l’homme qui occupait sa gauche et qui faisait preuve d’un enthousiasme réjouissant. Irréprochablement vêtu de satin gris tourterelle, il poussait de retentissants « vivats » d’une voix éclatante, ensoleillée d’accent gascon et plutôt disproportionnée avec sa taille qui était moyenne. À lui tout seul, le gentilhomme gris tourterelle faisait plus de bruit que le reste du parterre.