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Cette ardeur ne fut pas du goût de son voisin de gauche, un élégant de grande taille et d’une trentaine d’années qui portait avec assurance un fort beau costume de velours incarnat et un admirable profil romain malheureusement gâté par un air de fatuité assez insupportable.

Tapant sur l’épaule de l’enthousiaste, le gentilhomme incarnat l’apostropha.

— Holà, mon petit monsieur, moins de bruit, s’il vous plaît ! En voilà un tapage !

L’autre sursauta comme si une vipère l’avait mordu.

— Tapage ? Comment l’entendez-vous ?

— Comme je le dis ! Je trouve que vous faites beaucoup de bruit pour… pas grand-chose !

— Je regrette que ce bruit vous déplaise, mais il s’adresse à la Reine !

— C’est bien ce que je dis : pour pas grand-chose !

Le teint bronzé du gentilhomme tourterelle prit une curieuse teinte olivâtre.

— Ou bien vous êtes fou, Monsieur, ou bien vous êtes le dernier des goujats. Choisissez ! Mais choisissez vite !

— Ni l’un ni l’autre ! Une reine qui traîne les mauvais lieux et qui s’offre des amants…

Il n’eut pas le temps d’en articuler davantage. Vif comme l’éclair, le Gascon s’était emparé du chapeau qu’il tenait sous son bras et le lui avait enfoncé sur la tête avec tant de vigueur que le fond se déchira tandis que tout le haut du visage de l’insulteur disparaissait.

La scène s’était déroulée très rapidement pendant le temps des acclamations et n’avait attiré que très peu l’attention : tout le monde regardait la Reine. Ainsi Fersen, qui semblait en adoration, n’avait rien vu mais Gilles n’en avait rien perdu. Et quand, écumant de fureur, le gentilhomme incarnat réussit à se débarrasser du couvre-chef qui lui avait, en passant, endommagé le nez, il se pencha vers son voisin.

— Si vous souhaitez un second, Monsieur, je vous suis tout acquis.

Le regard étincelant du Gascon l’évalua.

— Ma foi, Monsieur, je ne dis pas non ! Dans cette foule il n’est guère facile d’en appeler à ses amis et le spectacle va commencer.

L’insulteur de la Reine semblant n’avoir éprouvé, à cet égard, aucune difficulté, les quatre hommes quittèrent leurs places au moment précis où toute la salle se rasseyait et où l’orchestre attaquait le prélude.

— Où vas-tu ? demanda Fersen, surpris.

— Je reviens. Ce gentilhomme a besoin d’aide. Non, ne bouge pas, nous n’en avons pas pour longtemps…

Adversaires et seconds se retrouvèrent sous le péristyle du théâtre. On délibéra un instant. La grande place qui s’étendait devant le bâtiment était bien éclairée et encombrée d’une foule d’équipages, de valets, de cochers et de porte-falots attendant les spectateurs sans voiture pour les ramener chez eux. Mais les deux rues qui la reliaient au boulevard en longeant le théâtre étaient désertes et plutôt obscures. D’un commun accord on choisit la future rue Favart et l’on se dirigea de ce côté.

Tout en marchant, le gentilhomme gris tourterelle s’enquit de l’identité de son compagnon.

— Vous êtes fort obligeant, Monsieur, mais puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Dragons de la Reine.

Le Gascon éclata de rire.

— Vous aussi ? La rencontre est plaisante. Je suis le baron Jean de Batz, lieutenant également aux Dragons de la Reine. Enfin… en principe !

Ce fut le tour de Gilles de se mettre à rire.

— Ah, c’est vous ? Je suis ravi de vous connaître.

— Comment cela ? Vous me connaissez ?

— Vous êtes presque célèbre aux Dragons. On vous y surnomme l’Homme Invisible.

— Il est vrai qu’on ne m’y voit guère. Mais je crois qu’ici nous serons bien, ajouta-t-il en se retournant pour faire face aux deux autres hommes qui venaient derrière. Sans même ôter son habit, il tira son épée dont il fouetta l’air avec impatience.

— Ça ! Dépêchons un peu ! J’aimerais assez ne pas manquer tout le premier acte. Mme Dugazon a beaucoup de charme et j’aime infiniment sa voix. Au fait, monsieur le goujat, me ferez-vous la grâce de me dire votre nom ? Malgré vos manières, vous me semblez tout de même gentilhomme, si j’en crois cette lame qui vous bat les mollets !

— Je suis le comte d’Antraigues… et sans doute de meilleure maison que vous, monsieur de Batz !

— Ah, vous me connaissez ? Décidément c’est mon jour ! Je n’en dirais pas autant de vous mais comme nous ne sommes pas ici pour comparer nos arbres généalogiques : en garde, Monsieur… et faites votre prière : je ne suis pas comte mais je descends de d’Artagnan !

Tandis que le combat s’engageait avec une fureur qui en disait long sur les sentiments réciproques des deux duellistes, Gilles alla proposer au personnage qui secondait Antraigues de mesurer son épée à la sienne, comme cela se faisait encore fréquemment mais celui-ci, petit bonhomme sans grande apparence, le regarda avec une sorte d’horreur.

— Avez-vous votre bon sens ? Je ne suis ici que pour obliger un ami mais je réprouve vivement ces engagements. Ils ne riment à rien !

Tournemine se pencha pour regarder l’autre sous le nez et ricana.

— Vous êtes un homme prudent à ce que je vois ?

— Je suis un homme sage, un magistrat ! Je me nomme Jean-Jacques d’Epréménil, avocat au Parlement.

— Un robin ! conclut Gilles. Cela explique tout.

Et, le laissant à ses réflexions, il se retira dans l’angle d’une porte cochère afin d’observer le combat. Très vite, d’ailleurs, le plaisir qu’il y prit lui fit oublier l’avocat si prudent… Les deux hommes savaient incontestablement manier l’épée encore que leurs jeux fussent fort différents. Antraigues se battait avec beaucoup de technique et de méthode, en homme qui traite une affaire et entend la mener à bien, mais Batz y mettait une sorte de génie. Il se battait avec une ardeur et une agilité incroyables, en homme pressé, mais sans que cette hâte lui fît faire la moindre faute. Il tournait comme une guêpe autour de son adversaire, changeant sans cesse ses gardes et son terrain. Au bout de son poignet d’acier sa lame voltigeait, cherchant l’ouverture.

Par l’une des portes latérales du théâtre, entrouverte, un flot de musique leur parvenait, assourdi, léger comme la brise du soir. Puis ce fut une voix de femme, limpide, fraîche comme un ruisseau de printemps.

— Voilà Mme Dugazon qui chante ! gémit Batz. La plaisanterie a assez duré.

Il chargea avec une fureur telle que son adversaire, surpris, voulut rompre trop vite et, déséquilibré, fit un faux pas. Son exclamation de mécontentement fut suivie aussitôt d’un gémissement de douleur : la lame de Batz venait de disparaître sous le velours incarnat de son bel habit. Il chancela, tomba dans les bras de d’Epréménil qui se précipitait pour le recevoir tandis que Batz, après un bref salut, remettait tranquillement son épée au fourreau.

— Êtes-vous mort, Monsieur ? demanda-t-il aimablement. Ou bien souhaitez-vous que nous poursuivions ?

— C’est impossible… à mon grand regret ! J’en réchapperai, cependant, soyez-en sûr… et nous nous retrouverons !

— Rien ne pourra me faire plus plaisir et je suis tout à votre service. Puis-je cependant vous conseiller, à l’avenir, de veiller sur votre langue ?

— Allez au diable !

— Certainement pas ! J’aurais trop peur de vous y retrouver. Venez, chevalier, ajouta-t-il en passant son bras sous celui de Gilles. En nous pressant un peu nous pourrons entendre la fin de cet air délicieux…