— J’ai ce qu’il vous faut, je crois ! En face de chez moi il y a un joli pavillon où il y a un appartement libre : je m’en occupe si vous voulez ?
— Avec joie ! Nous serons voisins ! Et cela fait une obligation de plus !
Tirant de sa poche un petit carnet, le baron griffonna quelques lignes dessus, arracha la page et la tendit à Gilles qui put lire dessus « Pavillon Marjon, rue de Noailles au Petit Montreuil » car s’il prononçait mal le français il l’écrivait bien.
— Vous m’inviterez à dîner ! dit-il seulement avec un bon sourire.
— Marché conclu ! Je vous promets des écrevisses !
Là-dessus, le Suisse et le Breton se serrèrent la main à l’anglaise et se séparèrent, l’un pour remonter vers le boulevard Saint-Martin, l’autre pour continuer la rue de Vendôme, rejoindre la rue Saint-Louis 4 et atteindre enfin la rue Neuve-Saint-Gilles au Marais où habitait cette comtesse de La Motte-Valois qui osait ressembler à Judith.
C’était une rue étroite et mal pavée mais tranquille et plutôt déserte. L’angle était orné d’une statue de saint Gilles, ce que le jeune homme considéra comme un heureux présage. Trois ou quatre hôtels particuliers retranchés derrière de massives portes cochères, les murs arrière du couvent des Minimes percés d’une porte basse et une échoppe de cordonnier occupaient toute cette rue qui n’était pas bien longue et rejoignait le boulevard planté d’arbres qui occupait les anciennes fortifications du roi Louis XIII 5.
Au pas de Merlin, Gilles parcourut la longueur de la petite artère, se donnant tout le loisir de bien regarder le no 10, une maison haute et de peu de largeur, d’assez belle apparence d’ailleurs mais plus bourgeoise qu’aristocratique. Par les fenêtres élevées on pouvait apercevoir de grands rideaux de soie bleue et le reflet d’un lustre à cristaux dans un miroir.
Cheval et cavalier venaient tout juste de dépasser la maison quand une voiture de louage arriva en sens inverse, venant du boulevard, et s’arrêta tout justement devant le no 10. Le jeune homme n’eut qu’à se tourner sur sa selle, avec la mine indolente et intéressée d’un garçon cherchant fortune, pour apercevoir un pied charmant, élégamment chaussé de soie « ventre de puce » puis une cheville dans un bas ajouré, enfin le bas d’une robe de la couleur des violettes de Parme. Enfin, une jeune femme apparut, brune, élégante, coiffée d’un chapeau extravagant sous lequel l’observateur n’eut aucune peine à reconnaître le profil de la fausse Judith.
À la lumière du jour et sous sa propre chevelure, la dame lui parut moins ressemblante. Il en éprouva quelque satisfaction, heureux de constater que le charme de sa bien-aimée était trop parfait pour être convenablement copié. La glorieuse chevelure rousse donnait à Judith un éclat que celle-ci n’avait pas. Et puis, les yeux de la comtesse semblaient bleus, ceux de Mlle de Saint-Mélaine étaient noirs et pailletés comme un diamant. Et puis…
Tandis qu’il faisait ainsi le compte des différences, la comtesse avait payé son cocher et s’apprêtait à rentrer chez elle mais, apercevant ce beau cavalier qui s’éloignait comme à regret en la regardant, elle lui décocha le plus naturellement du monde un sourire tellement provocant qu’il pouvait passer pour une invite.
« Je ne sais pas si elle a réellement le droit de s’appeler Valois, pensa le jeune homme, légèrement choqué, mais elle a d’étranges manières pour une grande dame… »
Il eut envie, un instant de l’accoster mais, pensant qu’il était plus sage de ne pas entrer trop vite en relation avec elle, il se contenta d’ôter son chapeau pour un large salut accompagné d’un sourire puis continua son chemin tandis que la dame rentrait dans sa maison.
Il n’alla pas loin. Peu avant le boulevard, la rue Saint-Gilles se dédoublait pour former une seconde ruelle rejoignant elle aussi le boulevard en formant un U. Gilles s’y engagea, trouva un renfoncement où il attacha son cheval et resta là, aux aguets, bien décidé à observer pendant un moment les allées et venues et, si possible, les habitudes de cette maison.
Pendant un assez long temps, il ne se passa rien, ou si peu que rien : un gamin, qui s’en allait acheter de la moutarde en sautant d’un pied sur l’autre, vint regarder Gilles presque sous le nez et lui décocha en passant :
— C’est pas un endroit pour faire le pied de grue, militaire. Y a pas beaucoup de belles filles par ici !
— Mais des gamins qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas on dirait que ça ne manque pas ! File si tu ne veux pas que mon pied fasse connaissance avec tes fesses !
— Oh, ça va ! Ce que j’en disais, c’était manière de parler ! Bonne soirée, militaire !
Gilles vit aussi passer une vieille femme qui, un missel sous le bras et un voile sur la tête, s’en allait au salut en rasant les murs. Elle lui jeta un coup d’œil furtif et poursuivit son chemin. Mais, commençant à penser qu’il perdait son temps et risquait tout juste de se faire remarquer, Gilles allait remonter sur son cheval et abandonner sa faction quand le roulement d’une voiture qui se faisait entendre sur le boulevard depuis un moment, ralentit quand la voiture s’engagea dans la rue Saint-Gilles et s’arrêta tout à fait, tout justement devant le no 10.
Il s’agissait cette fois d’une élégante berline de ville à caisse noire sans autre ornement qu’une simple rose peinte sur les portières. Les hautes roues fines étaient laquées de rouge et le siège du cocher se drapait d’un beau velours noir à quilles rouges et glands d’or : une véritable voiture de seigneur ! Un homme d’une quarantaine d’années en descendit. Il était de taille moyenne mais, grâce à son teint olivâtre, son cou épais, son nez épaté et retroussé du bout, ses yeux à fleur de tête mais très noirs et dont le regard semblait singulièrement perçant, il ne passait pas facilement inaperçu. Malgré la température estivale, un grand manteau noir l’enveloppait presque entièrement et un vaste tricorne surmonté d’une curieuse plume rouge était enfoncé jusqu’à ses sourcils.
À peine à terre, il drapa son manteau sur son bras pour offrir sa main à une femme en robe blanche qui jaillit de la voiture plutôt qu’elle n’en descendit en repoussant avec un éclat de rire la main tendue.
— Je ne suis pas assez vieille pour que l’on m’aide à descendre, mon ami ! Gardez cela pour les douairières.
Au son de la voix, Gilles sursauta et retint un cri. Entre le grand fichu de mousseline blanche drapé sur la poitrine ronde de la jeune fille – car c’en était une – et le grand chapeau de paille naturelle garni de feuilles vertes, il venait d’apercevoir une cascade de boucles enflammées, l’étincellement d’un regard sombre, la grâce impertinente d’un profil, l’éclat d’un sourire, tout un ensemble sur l’identité duquel il ne pouvait plus se tromper : c’était Judith, Judith elle-même, Judith en personne qui, escortée d’un homme inconnu, pénétrait de son allure dansante dans la maison d’une conspiratrice.
Le ciel s’ouvrit. Le cœur cognant contre ses côtes sur le rythme enragé d’un tambour battant la charge, il se sentit envahi d’une sorte de paix bienheureuse, proche voisine de ce qu’il avait déjà ressenti dans le parc de Trianon mais plus pure, plus fraîche car elle avait les couleurs claires de la certitude. L’instant suivant, par exemple, il lui fallut faire sur lui-même un terrible effort pour résister à l’impulsion qui allait le jeter en avant. S’il ne s’était maîtrisé, il se fût rué à l’assaut de cette maison pour y chercher celle que, de toutes les femmes au monde, il aimait le plus, celle qui avait été, était et serait toujours l’impulsion secrète de tous ses travaux, leur but final et leur récompense tout à la fois, si Dieu le voulait ainsi. Un but toujours à atteindre peut-être, une récompense sans cesse remise en question car Judith appartenait à cette race de femmes que l’on ne peut garder qu’à condition de les conquérir sans cesse, de mériter continuellement leur tendresse et leur admiration, l’une n’allant jamais sans l’autre.