— Il n’habite pas le palais, alors ?
— Absolument pas. Ça m’étonnerait même qu’il y reste encore longtemps maintenant qu’il a ramené la belle Ju… je veux dire Mademoiselle de Latour. Il a laissé son cheval !
— C’est bien, mon ami, je te remercie !
Un demi-louis passa de la poche du chevalier à la main du jeune garde ravi de l’aubaine.
— À ce prix-là, mon lieutenant, vous pouvez revenir poser des questions sur toute la maison de Monsieur, je m’appelle Gaubert, dit La Pervenche.
— Entendu, la Pervenche ! Je me souviendrai de toi…
Répondant au salut du jeune soldat il fit quelques pas hors de l’ombre du porche monumental.
Sur le point de retourner vers son cheval, il se ravisa. Il ne pouvait pas s’éloigner de la demeure de Judith sans lui avoir seulement adressé la parole et essayé de percer, si peu que ce soit, le mystère dont s’enveloppait la jeune fille. C’était déjà quelque chose d’avoir appris qu’elle était lectrice de la comtesse de Provence mais pourquoi sous un faux nom ? Par crainte de ses frères, car, ignorant l’exécution de Tudal, elle devait toujours les évoquer au pluriel ? Que pouvaient deux hobereaux crasseux contre un membre d’une aussi puissante maison princière ? Pour mieux se cacher peut-être et peut-être même de ses propres et terrifiants souvenirs puisqu’elle avait jugé bon de changer aussi son prénom. Julie de Latour ! Pourquoi ce nom ?…
Brusquement, les dernières paroles échangées entre Monsieur et la comtesse de La Motte lui revinrent en mémoire : « En cas de nécessité faites-moi tenir un billet anodin, le texte importe peu, mais vous le signerez J. de Latour… Vous n’oublierez pas, J. de Latour… »
Le rapprochement était aveuglant. Le prince avait indiqué à sa complice le nom sous lequel Judith était connue chez lui. Mais alors, qu’est-ce que la jeune fille était allée faire chez cette femme que, normalement, elle ne devait pas connaître ? L’homme qui l’accompagnait était-il simplement chargé de mettre les deux femmes en contact ?…
Incapable d’apporter une réponse satisfaisante à ces questions, il revint vers la sentinelle.
— Qui commande le poste de garde, cette nuit ?
— Monsieur le Comte de Thézan, Premier Lieutenant.
— Alors va me le chercher !
Normalement le soldat La Pervenche aurait dû partir au petit trot mais, à la surprise du chevalier, il ne bougea pas.
— Eh bien ? Qu’attends-tu ?
— Faites excuse, mon lieutenant… mais si j’étais vous, je n’en ferais rien.
— Et pourquoi, s’il te plaît ?
— Parce que cela ne vous servira à rien. Si c’est dans l’espoir d’approcher Mlle de Latour, ni Monsieur de Thézan ni d’ailleurs Monsieur le Comte d’Auger, notre capitaine, ne pourrait vous y aider. Le règlement du palais est très sévère en ce qui concerne les dames et demoiselles de Madame. La princesse est austère, rigide et, si Mlle de Latour était surprise parlant la nuit avec un homme, elle serait chassée immédiatement.
— Et celui avec lequel elle vient de rentrer, alors ?
— Ce n’est pas la même chose. S’il appartient à sa famille Madame a pu l’autoriser à l’emmener mais, croyez-moi, il a sûrement dû montrer patte blanche.
— Mais enfin, je peux avoir un message à délivrer. Je pourrais être… son frère !
— Selon Madame il n’y a pas de message qui ne puisse attendre le jour lorsqu’il s’agit de ses demoiselles d’honneur. Quant à vous faire passer pour son frère, c’est une aventure que je ne tenterais pas si j’étais vous.
— Tiens donc ! Tu as une bonne raison à me donner ?
— C’est une question que vous ne poseriez pas, mon lieutenant, si vous aviez une seule fois rencontré Mme de Montesquiou qui remplit le rôle de surintendante chez Madame. Il n’y a pas un homme ici qui ne préfère affronter les balles anglaises plutôt que son œil de granit. Si vous vous obstinez à demander Mlle de Latour, vous vous retrouverez forcément en face d’elle… et si vous en sortez vivant vous aurez des cauchemars pendant six mois !
Gilles se mit à rire.
— C’est bon ! Je renonce pour ce soir, mais demain je reviendrai.
— Demain il fera jour. Vous aurez beaucoup plus de chance.
— Dieu t’entende ! Merci du conseil en tout cas…
Il s’éloigna, détacha Merlin, se remit en selle… et ne bougea pas. Il avait envie à présent de savoir ce que c’était au juste que ce bonhomme assez bien en Cour pour avoir le droit d’emmener Judith où bon lui semblait. Il devait être intéressant d’apprendre où cet oiseau de nuit gîtait…
Cette fois l’attente ne fut pas longue. Le pas d’un cheval retentit sous la voûte et un cavalier, enveloppé d’un manteau noir, coiffé d’un chapeau noir orné d’un plumet trop reconnaissable, fit son apparition.
— Voilà mon homme, marmotta Gilles entre ses dents. Voyons un peu où il va.
Il espérait de tout son cœur que le personnage habitait sinon le quartier, du moins un endroit point trop éloigné car la fatigue commençait à peser assez lourdement sur ses épaules, cependant habituées à de rudes tâches mais, décidément, la vie en pays civilisé et, singulièrement, la vie à Paris était beaucoup plus éprouvante qu’une longue chevauchée à l’air libre ou même la vie du guerrier en campagne. Mais quand il vit briller devant lui le large ruban de la Seine, le jeune homme comprit que son lit n’était pas encore pour tout de suite…
Pourtant, et sans qu’il pût vraiment savoir pourquoi, une impulsion plus forte que sa volonté, sa curiosité ou son envie de dormir le poussait sur la trace de cet homme. Il éprouvait un besoin presque physique d’en savoir davantage, d’approcher un être qu’il devinait mystérieux et qui l’attirait comme l’aimant fait de la limaille de fer.
Passé la Seine, l’étranger reprit à peu près le même chemin qu’à l’aller, encore qu’à une allure nettement plus rapide, et ramena son poursuivant jusqu’à la rue Saint-Louis. Il était très tard à présent. Pourtant, les deux cavaliers qui se suivaient à distance respectueuse n’avaient rencontré aucun détachement du guet. Même le poste du Grand Châtelet était tranquille et silencieux comme si tout le monde y dormait. Cela tenait peut-être au temps. L’orage qui ne s’était pas encore décidé à éclater tournait toujours autour de Paris qu’il environnait de grondements sourds et de brefs éclairs. Personne n’avait envie d’être dehors par un temps aussi menaçant, peut-être même pas les malandrins…
Pourtant, brusquement, ce fut l’attaque. Comme le premier cavalier ralentissait l’allure en arrivant à la hauteur d’un hôtel de belle apparence, cinq ou six hommes surgirent du renfoncement de la porte charretière et se jetèrent sur lui. L’un s’élança à la tête du cheval, les autres se pendirent à l’homme lui-même qu’ils n’eurent aucune peine à jeter à terre. Une lanterne, accrochée un peu plus loin, avait permis aux yeux aigus de Gilles de ne rien perdre de la scène. Un bref galop de Merlin qu’il fit cabrer et il fondait sur les malfaiteurs l’épée haute. Par deux fois la lame s’enfonça dans de la chair humaine tandis que, assommé par les sabots du cheval, un troisième s’écroulait contre le mur de l’hôtel. L’étranger, avec une étonnante souplesse pour un homme de sa corpulence, avait réussi à se relever et à tirer son épée. Il luttait courageusement contre deux spadassins. Sautant à terre, Gilles courut à lui, le débarrassa d’un de ses adversaires avec lequel il engagea le fer en constatant avec un certain étonnement qu’il portait un masque, comme d’ailleurs les autres malandrins.
— Êtes-vous blessé, Monsieur ? demanda-t-il tout en ferraillant.