Ce fut Gilles qui, le premier, rompit le silence tandis que l’on quittait la table, en remerciant son hôte pour la nourriture et l’hospitalité reçues.
— Vous nous avez accueillis à votre table comme des amis, et pourtant vous ne savez rien de nous, pas même nos noms !
Pour la première fois, un léger sourire flotta sur les lèvres sévères du vieillard.
— L’hôte, envoyé de Dieu, est toujours un ami dans cette maison. Quant à votre nom… ajouta-t-il avec une étrange inflexion.
Il s’interrompit, prit dans un coin de l’âtre une torche résineuse qu’il plongea dans les flammes au moment précis où les deux femmes reparaissaient. Il leur jeta un coup d’œil rapide.
— Est-ce fait ?
— Oui, Père. Vos ordres sont exécutés.
— C’est bien.
La torche flambante fermement tenue dans son poing noueux, il se tourna vers ses hôtes.
— Suivez-moi, Messieurs. Je vais vous conduire à votre chambre. Vous n’y serez pas bien… mais vous y serez chez vous.
Sans plus s’expliquer il se mit en marche, sortit de la maison et, levant haut la torche, d’un geste plein de majesté il traversa la cour, se dirigeant droit sur le logis seigneurial à travers les fenêtres duquel rougeoyait à présent le reflet d’un feu. La porte vermoulue s’ouvrit en criant sous sa main, découvrant une salle lourdement voûtée, des piliers assez épais pour soutenir une cathédrale, une majestueuse cheminée armoriée dont l’écu, simplement écartelé, fit battre plus vite le cœur de Gilles. Un tronc d’arbre y flambait…
La salle n’avait aucun meuble. Simplement trois tas de paille fraîche recouverts de blanches peaux de mouton. Et puis, devant une fenêtre, l’accueil d’un bouquet : les derniers genêts et de brillantes branches de houx dans un grand pot de bronze.
Gilles, Batz et Pongo, celui-ci chargé des sacoches des deux gentilshommes, s’avancèrent dans cette salle aussi lentement, aussi précautionneusement que dans une église. À mi-chemin, le chevalier se tourna vers le vieil homme :
— Votre petit-fils avait parlé d’une grange. Ceci est le logis du maître…
— En effet ! Ne vous ai-je pas dit que vous seriez chez vous ? Tout à l’heure, Monsieur, vous vous êtes étonné que je ne m’enquière point de votre nom. Mais ce nom, je l’ai connu dès la minute où vous êtes apparu dans ma maison. Vous êtes, n’est-ce pas, le dernier des grands Tournemine ? Et moi, seigneur, je suis votre serviteur… trop heureux de voir enfin revenir le descendant des anciens maîtres, des vrais maîtres !
Lentement, il ôta le grand chapeau noir que les hauts paysans bretons ne quittent jamais et, s’agenouillant, il prit la main de Gilles et la porta respectueusement à ses lèvres. Vivement, le jeune homme s’inclina, prit le vieillard aux épaules pour l’obliger à se relever et l’embrassa, les larmes aux yeux.
— C’est vrai. Je suis Gilles de Tournemine. Mais comment avez-vous su ?…
— Il y a une vingtaine d’années, un homme est venu ici. Il s’appelait Pierre de Tournemine et il partait pour un long, un très long voyage dont il espérait rapporter assez d’or pour racheter ce château où, depuis le XVIe siècle, aucun mâle du nom de Tournemine n’avait vécu. Le propriétaire d’alors, le baron Louis-François de Rieux, se trouvait par hasard au château mais il n’a pas daigné recevoir ce parent lointain et visiblement pauvre qui lui arrivait. C’est moi, alors simple garde-chasse, qui l’ai reçu dans ma maison des bois où il a pleuré, de honte et de colère. Oui, seigneur, j’ai vu pleurer cet homme qui vous ressemblait… comme un père ; j’ai vu pleurer devant moi, pauvre homme, le dernier descendant du redoutable Gerfaut et j’ai pleuré avec lui. Mais il s’est vite repris : « Je reviendrai, Joel Gauthier, sur la mémoire de mes pères, je jure que je reviendrai et que je reprendrai ce fief que le ventre des femelles a égaré dans des nids étrangers. » Ce soir, quand je vous ai vu, j’ai compris qu’il était revenu…
— Non, soupira Gilles, il n’est pas revenu ! Il est mort, loin d’ici, sur la terre d’Amérique, devant une ville qui s’appelle Yorktown, comme Olivier le Gerfaut devant Mansourah, comme Geoffroy devant la Roche-Derrien, comme Olivier II devant Auray, comme Jean devant Pontorson, comme René, le dernier, devant Rouen. Il est mort glorieusement, mais il était toujours aussi pauvre ! Il n’a laissé que son rêve…
— Mais vous, seigneur, vous qui êtes jeune, qui êtes fort, vous allez, n’est-ce pas, accomplir le vœu de votre père ! Vous allez, n’est-ce pas, reprendre La Hunaudaye à ceux qui la méritent si peu et qui la laissent périr ! Le baron Louis-François l’avait vendue à un riche seigneur, le comte de La Moussaye, mais de lointains descendants de vos ancêtres se sont jetés sur lui comme des vautours. Il y a eu procès et ces gens se sont fait adjuger le fief : l’un a pris le château, les métairies, les droits féodaux, l’autre a pris la forêt… Cela ne leur a pas été difficile, ce sont des « robins », ajouta Joel avec mépris. Il faut que vous repreniez au moins le château, mon maître, pour que je puisse mourir heureux…
— Je le voudrais ! Oui, je le voudrais de tout mon cœur, mais je doute d’y parvenir. La Reine, pourtant, m’a promis que château et fief me seraient rendus si l’actuel propriétaire consentait à me les céder. Mais celui-ci, que j’ai vu à Rennes, ne veut rien entendre pour céder au moins La Hunaudaye… à moins que je ne lui paie un prix exorbitant, un prix qu’il m’est impossible de demander à Sa Majesté, si bien disposée soit-elle à mon égard…
En effet, le jour où Axel de Fersen avait conduit son ami à Trianon, Marie-Antoinette avait réservé au jeune homme l’accueil le plus charmant. Elle avait écouté avec un intérêt non dissimulé le récit de ses exploits et, singulièrement, celui du sauvetage du Suédois dans les bois de Virginie 3. L’histoire lui avait tant plu qu’elle avait spontanément tendu au chevalier sa main royale :
— Vous m’avez conservé, seigneur Gerfaut, le meilleur de mes serviteurs. C’est à moi de vous récompenser. Que souhaitez-vous ?
Sans laisser à son ami le temps de répondre, Fersen s’était alors chargé du vœu :
— Sa Majesté le Roi a bien voulu rendre au chevalier son nom et son titre. Mais, comme il souhaite se marier, il aimerait retrouver la terre et le domaine de ses ancêtres qui, par malheur, appartiennent à d’autres.
— Qu’à cela ne tienne ! Voyez ces autres, chevalier, et revenez me dire quel prix ils mettent à une cession. La Reine, Monsieur de Tournemine, n’a rien à vous refuser.
La parole était royale, le ton d’une grande gentillesse, la Reine, visiblement pleine de bonne volonté, mais, après avoir rendu visite au marquis de Talhouët-Boishorand, cousin cependant de son parrain, le recteur d’Hennebont, Tournemine avait vu s’évanouir le bel espoir qu’il avait emporté en Bretagne. Le moyen de revenir à Versailles demander à la Reine la somme fabuleuse qu’on lui réclamait ?…
— Voulez-vous me dire quel prix l’on vous demande ?
Ce fut Batz qui se chargea de la réponse :
— 500 000 livres 4 ! Une bagatelle comme vous le voyez. C’est parfaitement incompréhensible quand on considère l’état du château et le fait qu’il n’y a plus guère de terres autour puisque la forêt appartient à un autre.
Le vieux Joel parut soudain vieilli, vidé de cette étonnante vitalité qui le tenait si droit, si fièrement dressé au-dessus du niveau des autres hommes. Mais ce ne fut qu’un instant. Très vite il se reprit :