— Non, un peu contusionné mais…
Le reste de la phrase se perdit dans le fracas d’un coup de tonnerre qui se répercuta tout au long de la rue. À la même seconde l’orage éclatait. Les vannes du ciel s’ouvrirent, précipitant sur la terre une véritable cataracte qui fit voler la poussière avant de la transformer en boue épaisse puis en ruisseaux. Atteint à l’épaule, l’adversaire de Tournemine préféra en rester là et s’enfuit sans que le jeune homme cherchât à le poursuivre. Voyant son dernier compagnon prendre le large, celui de l’étranger sauta en arrière et, sans demander son reste, s’élança sur ses traces. Tranquillement, Gilles essuya son épée et la remit au fourreau.
— Je vous dois sans doute la vie, Monsieur, dit l’étranger en fort bon français mais avec un accent italien prononcé, et vous m’avez rendu le plus grand service que l’on puisse rendre à un être humain… Mais pourquoi donc me suiviez-vous ?
L’obscurité permit au jeune homme de rougir tout à son aise.
— Comment savez-vous que je vous suivais ? Je suis cependant demeuré à bonne distance.
— Je n’ai pas besoin de voir pour distinguer, ni d’entendre pour percevoir… mais il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors. Me ferez-vous l’honneur d’accepter de boire avec celui que vous avez sauvé ? Je loge dans cette maison… ajouta l’étranger en désignant la haute porte cochère qui avait abrité ses agresseurs. Nous pourrons au moins causer au sec.
— Volontiers, Monsieur. J’accepterai l’abri plus volontiers encore que le verre et pour mon cheval avec plus de joie encore que pour moi-même.
— Alors, entrons !
L’inconnu alla agiter la cloche dont la chaîne pendait le long d’un pilastre et, presque aussitôt, la lourde porte tourna sur ses gonds, laissant voir une cour de belles dimensions faiblement éclairée par deux lanternes placées de part et d’autre du perron et, abritée sous un parapluie grand comme une petite tente, la silhouette d’un gigantesque concierge auquel l’étranger s’adressa en une langue totalement inconnue de Gilles. L’homme se contenta d’un signe de tête pour toute réponse et prenant les brides des chevaux les entraîna vers le fond de la cour tandis que l’étranger guidait Gilles vers l’entrée de l’hôtel à travers une cour assez mal entretenue, et le faisait pénétrer dans une vaste et confortable bibliothèque habillée de chêne clair. En dépit de la température qui avait régné avant l’orage, un feu de plantes aux senteurs sauvages brûlait dans la cheminée de marbre gris. Il donnait plus de parfum que de chaleur et, grâce aux grands rideaux de soie rayée de gris et de brun clair, la pièce, malgré ses dimensions, donnait une agréable impression de confort et d’intimité.
L’étranger se débarrassa de son manteau taché de boue, de son chapeau trempé qu’il jeta dans un coin et offrit à son visiteur la vue d’un homme pas très grand mais vigoureusement bâti et bien proportionné avec une légère tendance à l’embonpoint, élégamment corrigée par l’art du maître tailleur qui avait coupé l’admirable habit de soie rouge sombre dont il était vêtu avec des culottes et des bas de soie noire. La hauteur d’un front plein d’intelligence corrigeait l’impression de brutalité que pouvait laisser le reste du visage que Gilles avait aperçu devant la maison de la comtesse de La Motte. La bouche, bien dessinée, s’entrouvrait sur des dents très blanches et le regard, noir et étincelant, dégageait une fascination qui le rendait à peu près inoubliable.
— Approchez-vous du feu, Monsieur, et prenez un siège, dit-il en désignant un grand fauteuil de tapisserie. Vous êtes ici chez vous, plus encore que je ne le suis moi-même car cette maison appartient à l’un de mes amis, le comte Ossolinski, qui veut bien m’en accorder l’hospitalité lors de mes voyages à Paris. Je vois, ajouta-t-il avec un sourire qui lui conférait un charme étrange, que vous appartenez à la Maison du Roi et que vous êtes l’un de ceux qui se sont distingués au cours de la glorieuse Révolution américaine. Je pense que vous êtes provincial… breton sans doute, que vous êtes à Paris depuis peu, que vous êtes célibataire… amoureux et sans doute très fatigué ! Ainsi, prenez place mais faites-moi cependant la grâce d’un dernier effort en m’apprenant votre nom car je peux deviner bien des choses mais pas l’identité d’un homme.
— C’est trop juste, Monsieur. J’aurais même dû me présenter avant même de franchir le seuil de votre maison ! Je me nomme Gilles, chevalier de Tournemine de La Hunaudaye. Mais vous-même ?…
— Je pourrais vous répondre : je suis celui qui est !… mais je craindrais que la chose ne vous semble un peu difficile à assimiler. Aussi me bornerai-je à vous apprendre le nom sous lequel je suis connu en ce bas monde : je m’appelle Cagliostro, le comte Alexandre de Cagliostro…
1. C’est seulement un an plus tard qu’ils deviendront joailliers de la Couronne. Le titre appartient alors à M. Aubert.
2. Actuelle rue Béranger.
3. Le prince avait alors vingt-sept ans.
4. Actuelle rue de Turenne.
5. Actuel boulevard Beaumarchais.
6. Il y en avait alors une soixantaine réparties dans Paris, mais il s’agissait encore d’une nouveauté.
7. Actuelle place Edmond-Rostand.
8. C’est en 1775 que le comte de Provence reçut le palais du Luxembourg, alors passablement délabré. Voulant une résidence fastueuse, il entreprit d’énormes travaux qui ne furent achevés qu’en 1790. Jusque-là, il s’installa au Petit Luxembourg qu’il louait au prince de Condé moyennant un loyer annuel de 25 000 livres.
9. L’actuel Odéon, inauguré deux ans plus tôt, était alors la seule salle de la Comédie-Française. Deux mois plus tôt, le 24 avril 1784, on y avait donné la première représentation publique du Mariage de Figaro.
CHAPITRE IX
L’ÉTRANGE COMTE DE CAGLIOSTRO
Le nom était de consonance bizarre et convenait bien au personnage, mais ne disait rigoureusement rien au chevalier. Quant à l’homme, en dépit d’une certaine grandiloquence, il était sympathique et même attirant. Aussi Gilles accepta-t-il sans plus de façon le grand fauteuil qu’on lui offrait et dans lequel il se laissa tomber sans pouvoir retenir un soupir de soulagement dont il s’excusa aussitôt.
— Comme vous l’avez si bien deviné, comte, je suis très fatigué. Aussi dès que l’orage se sera un peu calmé, je vous demanderai la permission de me retirer. Je craindrais trop de m’endormir très impoliment sous vos yeux.
— Vous comptez rentrer à Versailles cette nuit ?
— Non. J’avais décidé de loger à l’hôtel d’York, rue du Colombier, où l’on me connaît mais comme je n’ai pas retenu ma chambre il se peut que je doive me contenter d’une écurie. Ce qui n’aurait d’ailleurs aucune importance.
— Vous partirez quand vous voudrez… mais tout de même pas sans avoir partagé avec moi ce pâté et cette bouteille de vin de Champagne. Rien de meilleur pour un organisme fatigué que cette association-là ! Et puis, vous n’avez pas répondu à ma question, tout à l’heure…
Tout en parlant, il attirait près du feu une petite table toute servie, coupait de larges tranches d’un pâté de caille dont la croûte dorée luisait de bonne santé, emplissait deux flûtes translucides d’un pétillant vin couleur d’or pâle, ce qui permit à son invité de constater que l’Italien avait de fort belles mains, admirablement soignées et ornées de diamants et de rubis en quantité peut-être un peu trop importante pour un homme…
— C’est vrai, fit Gilles en acceptant le verre qu’on lui tendait. Vous vous êtes aperçu que je vous suivais et vous m’en avez demandé la raison. Seulement, depuis, vous avez vous-même répondu à votre question puisque vous avez deviné… Dieu sait comment !… que j’étais amoureux ! C’est vrai, je le suis, et de la jeune fille avec laquelle vous avez passé la soirée. Maintenant me direz-vous comment vous pouvez connaître, ne m’ayant jamais vu, ces détails me concernant ?