Cagliostro se mit à rire.
— C’est bien peu de chose ! Votre visage et surtout votre voix m’ont dit que vous étiez breton. Certes, vous êtes beaucoup plus grand que la normale mais vos traits dénoncent la plus ancienne et la plus pure race celte. En outre, sans avoir d’accent, vous avez une façon presque imperceptible d’insister sur les consonnes qui m’a renseigné alors que j’hésitais encore un peu entre Normandie et Bretagne. Vous avez fait la guerre en Amérique, ce n’est pas difficile à deviner, c’est écrit sur votre poitrine. Vous êtes depuis peu à Paris car vous n’êtes pas encore versé dans les habitudes de la Société. Sinon vous sauriez que les goûts bucoliques de la comtesse de Provence et son amour de la discrétion l’ont incitée, sur les voitures dont elle ne se sert pas de façon officielle – par exemple pour ses visites de charité –, à faire peindre une simple rose au lieu de ses armes. Vous êtes célibataire parce qu’on ne court pas les rues la nuit quand, à votre âge, on est marié. Enfin vous êtes amoureux. En effet vous ne pouviez suivre que la personne que j’accompagnais tout à l’heure car pas un instant, lorsque je vous ai remarqué, alors même que nous suivions cette rue, je n’ai imaginé que j’étais l’objet de votre poursuite. Voyez-vous, je suis très peu connu encore à Paris où je viens rarement pour régler quelques affaires. J’habite actuellement Bordeaux où je me suis installé l’automne dernier venant de mes terres napolitaines.
— Vous y êtes tout de même suffisamment connu pour que des hommes s’embusquent dans la porte de votre demeure, vous guettent et vous attaquent…
— Quand je dis que vous ne connaissez pas Paris ! Le comte Ossolinski, maître de cette maison, est un seigneur polonais fort riche et je ne suis pas non plus un misérable. On en voulait à ma bourse, à mes bijoux, ajouta-t-il en étendant avec quelque complaisance ses belles mains chargées de bagues. Maintenant dites-moi ce que je peux faire pour vous car, naturellement, je souhaite ardemment acquitter ma dette envers vous.
— Si ces gens n’en voulaient qu’à votre bourse, comte, la dette n’est pas grande et je vous en tiens quitte si vous me dites, tout simplement, quel genre de relations vous entretenez avec Mademoiselle de… Latour !
— Très paternelles, je vous assure ! Elle est la nièce d’une aimable femme que j’ai eu la joie de soulager de quelques maux fort pénibles lorsque je suis venu, voici trois ans, soigner le maréchal de Soubise. Je leur rends visite fidèlement à chacun de mes voyages à Paris. Ce soir, nous avons fait ensemble une visite à des amis communs. Voilà tout le mystère. Mais reprenez donc de ce pâté, il est parfait… et encore un peu de ce vin, il met la joie au cœur.
— Êtes-vous donc médecin ?
— Je vous ai dit : je suis celui qui est ; j’aurais pu dire aussi je suis celui qui sait ! Oui, mon jeune ami, je suis médecin et, sans me flatter, peut-être le meilleur de tous car je soigne l’âme autant que le corps. Certains de mes malades ne peuvent se passer de moi et cela m’oblige à de nombreux voyages.
L’instinct de Gilles lui disait que tout n’était pas absolument exact dans ce que disait cet homme. Quelque chose n’allait pas, ne « collait » pas mais il ne pouvait préciser ce que c’était. Peut-être l’explication était-elle trop simple, trop naturelle et rien de ce qui gravitait autour de l’étrange comtesse et du Monsieur ne pouvait être aussi simple. Pour en avoir le cœur net, il chercha à pousser son enquête sans trop avoir l’air d’y toucher.
— Soignez-vous quelqu’un au palais du Luxembourg ? La comtesse, peut-être, ou Monseigneur lui-même ?
— Monseigneur, en effet, veut bien faire appel, parfois, à mes modestes services quand ses maux le tourmentent par trop… encore qu’il n’en use qu’avec la plus grande discrétion, je dirais même… dans le plus grand secret afin de ne pas offenser ceux qui ont la charge habituelle de sa santé.
— Ses maux ? Le prince n’a pas trente ans…
— L’âge ne fait rien à la chose. Il mange et boit beaucoup trop. Imaginez que Son Altesse consomme, chaque jour, environ dix bouteilles de vin vieux. En outre, bien qu’il adore les chevaux et possède dans ses écuries quelques-uns des plus beaux pur-sang d’Europe, le prince ne prend aucun exercice, contrairement au Roi qui mange presque autant mais boit beaucoup moins et est sauvé par la chasse quotidienne. Chez Monsieur, voyez-vous, les misères qui découlent de cet état de choses sont multiples. Il souffre d’accès de goutte, de varices, de pénibles coliques hépatiques et d’érysipèle. Or, je possède certains élixirs qui lui sont parfois d’un grand secours. Le seul qu’il cherche, car lorsque je parle de régime il refuse de m’écouter.
— Je vois ! Et… le prince est malade ces jours-ci ?
— Assez souffrant en tout cas. Ce tantôt je l’ai trouvé aux prises avec une cruelle crise au foie que j’ai eu le bonheur de soulager.
Cette fois Gilles sut que ce Cagliostro était en train de lui mentir et que les relations « médicales » qu’il entretenait avec le prince cachaient sans doute autre chose car l’homme qui était venu tout à l’heure chez Boehmer était peut-être trop gros et trop rouge mais il ne donnait aucun signe de souffrance côté du foie, ni d’aucun autre côté d’ailleurs.
— Voilà tout le mystère, soupira le médecin en se penchant en avant pour mieux mirer l’éclat du feu à travers son verre de champagne. Et je bénis le sentiment que vous inspire cette charmante Mademoiselle de Latour puisque c’est à lui que je dois votre heureuse intervention, tout à l’heure. Mais… si vous êtes depuis peu à Paris, quand donc l’avez-vous rencontrée ? Elle sort très peu…
L’esprit de Gilles vagabondait autour de l’énigme que lui posait ce curieux personnage. Il n’était plus sur ses gardes et ce fut assez distraitement qu’il répondit :
— Oh ! Il y a bien longtemps que j’ai rencontré Judith pour la première fois…
Il se rendit compte de sa sottise quand la voix de son hôte s’enfla.
— Judith ?… Mademoiselle de Latour ne s’appelle-t-elle pas Julie ?
Les yeux étincelants du médecin s’attachèrent, impérieux, à la figure, brusquement rougie, du chevalier qui sourit, s’efforçant de lutter assez maladroitement contre la gêne qu’il éprouvait.
— Ai-je dit Judith ? La langue m’aura fourché.
— Non. La langue ne vous a pas fourché. Vous avez dit Judith en pleine connaissance de cause, parce que, en effet, vous la connaissez depuis longtemps… très longtemps même ! Sans doute en savez-vous, sur elle, beaucoup plus long que moi !
Le ton aimable et bon enfant du médecin avait changé. Une vague menace s’y faisait sentir et Gilles eut la brusque sensation que l’apparence souriante, le charme de cet homme cachait quelque chose d’infiniment plus redoutable. En même temps une crainte lui vint : sa parole imprudente n’avait-elle pas fait naître un danger autour de celle qu’il aimait ?… Le regard de Cagliostro devenait proprement insoutenable…
Le tintement de la cloche extérieure éloignée de toute la largeur de la cour l’en débarrassa et le dispensa de répondre. Le médecin avait tressailli et se détournait de lui, sourcils froncés.
— Qui peut venir ici à cette heure ? murmura-t-il entre ses dents.
Le gigantesque concierge entra presque aussitôt et vint dire quelques paroles à l’oreille de son maître qui eut un haut-le-corps puis, se précipitant vers Gilles, le saisit par le bras pour l’entraîner au fond de la pièce où se voyait une petite porte, non sans rafler au passage un chandelier allumé.