Quelque part, dans les profondeurs insondables de son inconscient, il lui sembla qu’une voix murmurait avec une impérieuse douceur, une voix qui lui ordonnait de dormir, de dormir, de dormir… Le miroir continuait sa lente rotation et Gilles ne pouvait plus échapper à sa fascination. Il n’entendit pas, il ne vit pas l’Italien s’approcher lentement, lentement, derrière le fauteuil les mains étendues devant lui comme pour une conjuration. L’univers bascula pour lui tandis qu’il plongeait dans l’abîme moelleux d’un sommeil plein de songes…
Les paysages et les sensations d’autrefois remontèrent tout à coup des profondeurs de sa mémoire. Il retrouva ces personnages qu’il avait été au cours de sa brève existence. Il fut de nouveau Gilles Goëlo, le petit paysan aux pieds nus des landes de Kervignac, le bâtard mal aimé de Marie-Jeanne, l’élève à la fois nonchalant et révolté du collège Saint-Yves de Vannes, l’amoureux ébloui et plein de rancœur de l’insolente Judith de Saint-Mélaine, le futur prêtre en rupture de séminaire qui, pour courir plus vite vers son destin, avait volé un cheval. Puis le secrétaire de Rochambeau, le petit soldat émerveillé de Royal Deux-Ponts, l’officier d’ordonnance de La Fayette, de George Washington, le coureur des bois compagnon de Tim Thocker, le prisonnier des Iroquois, l’amant passionné de Sitapanoki, la princesse indienne, le combattant glorieux de Yorktown, reconnu, au bord même de la tombe, par l’homme qui lui avait donné le jour, enfin l’officier des Dragons de la Reine et le vengeur désespéré de Judith, condamnée par ses misérables frères à une mort abominable.
Les événements plus proches reparaissaient eux aussi ; des visages souriants fleurissaient la trame serrée du souvenir, des visages de femmes qui étaient ceux de Maria-Luisa, de Cayetana, de la mystérieuse comtesse dédoublant celui de Judith, celui de la Reine aussi. Des visages d’hommes surgirent aussi : le comte de Provence sortant des bois obscurs de Trianon, Fersen, avec un œil au beurre noir, et enfin l’étrange médecin italien…
Mais à mesure que le rêve déroulait ses brumes transparentes, l’évocation se faisait pénible, douloureuse comme si une fatigue nouvelle accablait le dormeur et comme si les portes de sa mémoire s’efforçaient vainement de se refermer.
Enfin, tout se fondit en un maelström d’éclairs et de taches colorées plongeant vers d’insondables abîmes habités par les ténèbres du temps du fond desquelles une voix s’élevait, absurde et menaçante, une voix qui criait : « Le Sceptre a frappé le Temple mais le Temple à son tour frappera le Sceptre qui tombera dans la boue et dans le sang ! Malheur aux Lys de France et à ceux qui les servent ! Malheur aux Lys de France et à ceux qui les servent ! Malheur aux Lys… »
Et puis il n’y eut plus rien qu’une profonde eau noire, tiède et caressante au sein de laquelle Gilles se laissa porter bienheureusement, délivré…
Un rayon de soleil matinal filant dans l’interstice des épais rideaux de soie rayée vint frapper les paupières du chevalier qui battirent et clignotèrent. Il se frotta les yeux, bâilla largement et, cherchant à se soulever sur un coude, se retrouva étendu de tout son long sur le tapis au pied de l’étroit canapé sur lequel il était étendu précédemment, jurant comme un diable.
Vivement relevé, il s’étira, regarda autour de lui et constata qu’il était revenu dans la bibliothèque où la veille le médecin italien l’avait reçu. Mais il n’y avait plus aucune trace de leur souper ou même d’une présence quelconque. La pièce, à l’exception des bottes du jeune homme disposées devant un fauteuil et de son habit étalé sur le dossier du même fauteuil, était dans un ordre parfait. Aucun bruit ne se faisait entendre.
Gilles alla tirer les rideaux, laissant le soleil inonder toutes choses. Il vit que les fenêtres donnaient sur un petit jardin mal entretenu où les églantines qui avaient remplacé les anciens rosiers couraient dans les herbes folles avec des grâces de ronces sauvages jusqu’à un mur couvert de lierre derrière lequel foisonnaient de grands arbres.
Le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner et il vit apparaître une grosse femme en bonnet et tablier, armée d’un balai, d’un plumeau et d’une pelle qui, en l’apercevant, commença par pousser un cri puis lâcha d’un coup tout son attirail qui se répandit sur le sol.
— Par tous les saints du Paradis ! Qu’est-ce que vous faites là ? Et d’abord qui vous êtes ?
— Comment cela qui je suis ? Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, ma bonne femme ! Voulez-vous dire à Monsieur le Comte de Cagliostro que j’aimerais le saluer avant de partir… et que je ne refuserais pas une tasse de café !
— À qui ?
— À votre maître, enfin ! À Monsieur de Cagliostro.
— Mais qui c’est ça ?
Quand il ne s’agissait pas d’une embuscade ou de son service la patience n’était pas la vertu majeure du chevalier. Il commença par enfiler ses bottes pour mieux asseoir sa dignité, réendossa son habit, rajusta sa perruque et vint se camper devant la servante qui avait, à tout hasard, ramassé son balai, peut-être dans l’intention de s’en servir contre l’intrus.
— Essayons de nous entendre. Cette maison appartient bien au comte Ossolinski ?
— Oui. Autant dire à un fantôme parce qu’il n’y vient jamais.
— C’est bien possible mais vous n’ignorez pas, j’imagine, que le comte Ossolinski laisse la disposition de sa maison à son ami le comte de Cagliostro lorsque celui-ci vient à Paris ?
— Mais encore une fois, mon gentilhomme, qui c’est celui-là ? J’en ai jamais entendu parler.
— C’est impossible, voyons ! Le comte m’a reçu hier soir ici même… Il m’a même offert à souper. Allez me chercher le concierge !
— Quel concierge ? Y a des mois que cette maison est vide.
— Mais vous ? Qui êtes-vous ?
— Moi ? Je suis la veuve Radinois. J’habite tout à côté dans la rue Saint-Anastase. Feu Gratien Radinois, mon défunt, était payé par Monsieur le comte Ossolinski pour venir ouvrir les fenêtres et faire un peu de ménage toutes les semaines et comme l’argent arrive toujours depuis sa mort, je continue à sa place. Mais, sur la croix de ma pauvre défunte mère, je jure que j’ai jamais entendu parler de votre comte… Machin, ni d’un concierge d’ailleurs !
— Essayez de vous souvenir ! un grand gaillard, un étranger. Il doit être polonais, j’imagine…
— Jamais vu, jamais entendu ! affirma péremptoire la veuve Radinois. Quand Monsieur le Comte vient à Paris, il amène tout son monde avec lui et ça lui est pas arrivé depuis une bonne pièce de cinq ans ! Notez que, s’y veut prêter sa maison à des amis, j’y vois rien contre. Probable qu’il a dû lui donner une clef à votre comte… Chose ! Il a pas pu passer à travers les murs. Seulement Monsieur le Comte y pourrait me le faire savoir. Ça serait honnête ! Et maintenant qu’est-ce qu’on fait, mon gentilhomme ?
— Rien du tout ! Ou plutôt si ! Faites votre ménage comme si de rien n’était. Moi, je m’en vais voir si je peux retrouver mon hôte d’hier soir. Mais auparavant…
Tout en parlant, il se dirigeait vers le fond de la bibliothèque, ouvrait la petite porte donnant sur le cabinet tendu de noir et reculait avec une exclamation de surprise : il n’y avait plus trace de tentures noires, de fauteuils de velours ni de table à objets d’argent. Ce qu’il découvrait c’était un réduit aux murs nus où il n’y avait rien qu’une pile de vieux livres posés à même le sol et une petite échelle de bibliothèque. Rien ne restait de l’inquiétant décor de la nuit précédente…