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Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur ce nouveau mystère. La voix de la veuve Radinois le rappelait :

— Dites voir, mon gentilhomme, ça serait pas des fois pour vous, ça ?

— Où avez-vous trouvé cela ? dit-il en prenant la lettre qu’elle lui tendait.

— Là, sur la cheminée. Y a quelque chose d’écrit, mais, pour rien vous cacher, j’ai jamais appris à lire ! Mon défunt lui savait. C’était un homme qu’avait de l’instruction. Le curé de l’église Saint-Louis-des-Jésuites y disait même que s’il avait voulu…

Mais Gilles ne s’intéressait pas aux dons intellectuels de feu Radinois. La lettre était bien pour lui comme l’indiquait son nom tracé en grandes lettres énergiques sur le pli et elle était aussi brève qu’inquiétante :

« Ne cherchez pas à retrouver Mademoiselle de Saint-Mélaine pour le moment. Ce serait mettre inutilement sa vie en danger… »

C’était à n’y rien comprendre ! Avec un geste de colère, il fourra la lettre dans sa poche, chercha son chapeau qu’il enfonça sur sa tête et se dirigea vers la porte.

— Dites voir, mon gentilhomme, fit la veuve qui, les poings sur ses hanches rebondies, observait chacun de ses mouvements avec son plus gracieux sourire. Des fois que ça vous chanterait de revenir coucher ici, dites-le-moi : je vous préparerai une chambre. Ça sera toujours mieux qu’un canapé et puis, les beaux militaires, moi, j’aime ça ! J’habite au 2, rue Saint-Anastase…

Mais Gilles n’avait aucune envie de revenir dans cette maison, du moins avec la bénédiction de la veuve Radinois. Il la remercia néanmoins, toucha son chapeau et sortit pour se mettre à la recherche de l’écurie en priant le Seigneur pour que son beau Merlin ne se soit pas évanoui en même temps que le médecin italien, le concierge polonais et les phantasmes de la petite pièce noire.

Crainte vaine ! L’irlandais était bien là, confortablement installé dans l’unique stalle propre et aménagée d’une vaste écurie, son harnachement accroché au mur. Il hennit de joie en apercevant son maître et tourna vers lui sa tête intelligente pour aller au-devant de la caresse qu’on ne lui ménagea pas.

— Tu as beau être un grand bonhomme de cheval, marmotta Gilles tout en commençant à le seller, ce n’est tout de même pas toi qui as fait ta litière, garni ta mangeoire et qui t’es à la fois étrillé et dessellé tout seul ! Comme je ne pense pas que ce soit ton ange gardien, il faut bien que quelqu’un s’en soit chargé ! Ou alors c’est moi et je suis somnambule, sujet aux visions par-dessus le marché ! Bon sang ! ajouta-t-il en ajustant fermement les sangles sous le ventre de l’animal, si seulement tu pouvais parler, tu pourrais au moins me dire que je ne suis pas fou ! D’ailleurs, il y a cette lettre… Ce damné sorcier connaît Judith bien mieux qu’il ne veut l’admettre. Sinon comment saurait-il son véritable nom ?…

Il s’arrêta brusquement, traversé par une idée. Il y avait quelqu’un qui pouvait lui assurer que tout cela n’était pas un songe et c’était l’illustre visiteur qu’il avait aperçu par la fente de la porte. On ne ment pas quand on est Rohan, c’est-à-dire prince et breton, et quand on est cardinal par-dessus le marché. Évidemment, il était peut-être difficile à un simple Garde du Corps d’aller interroger sur ses amitiés secrètes et ses expéditions nocturnes un Grand Aumônier de France.

— Il peut tout de même, sans en être offensé, me donner l’adresse de son sorcier ! marmotta Gilles. Il ne va quand même pas m’excommunier pour le lui avoir demandé. Et puis, on verra bien !…

Tirant Merlin après lui, il sortit dans la cour. La femme de ménage l’y avait précédé.

— Ah ! Parce que vous avez aussi un cheval qu’a couché là lui aussi ? Faut dire qu’un cavalier sans cheval…

— … Ce n’est que la moitié de lui-même ! Mes hommages, Madame Radinois, ajouta-t-il en lui offrant, avec son plus étincelant sourire, un salut qui la fit rougir jusqu’aux oreilles et plonger dans une révérence éperdue.

— Qu’est-ce que vous êtes mignon tout de même ! s’exclama-t-elle. Revenez quand vous voulez ! Et attendez ! j’vais vous ouvrir le portail ! Grimpez plutôt sur votre beau cheval que j’vous voie dessus !…

Pour faire plaisir à la brave femme, Gilles s’offrit le luxe de faire un peu de spectacle, sauta en selle en voltige, fit exécuter à Merlin quelques courbettes, un peu de pas espagnol sous les applaudissements enthousiastes de son public puis, sur un dernier salut, franchit d’un air d’empereur la porte qu’elle lui tenait ouverte… juste à temps pour voir sortir d’une des maisons voisines certain magnifique chapeau anglais qui lui rappela quelque chose en même temps qu’il constatait avec plaisir que les cadavres de la nuit avaient été enlevés.

Sur le point de piquer des deux en direction de la Bastille, il retint son cheval pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Mais c’était bien l’élégant secrétaire de la comtesse de La Motte qui, une badine sous le bras et très occupé à introduire ses mains dans une admirable paire de gants beurre frais, venait d’apparaître avec la mine reposée de l’homme qui sort de chez lui après une bonne nuit et s’arrête un instant au seuil de sa maison pour humer l’air frais du matin avant de se diriger vers ses occupations quotidiennes.

Il aperçut Tournemine au moment précis où celui-ci l’apercevait. Or, la vue de ce cavalier sortant de l’hôtel Ossolinski parut lui causer un choc. Une expression d’abord étonnée puis franchement scandalisée s’étendit sur son visage blond et bien rasé. Achevant précipitamment d’ajuster ses gants, il agita sa badine d’un air vaguement menaçant puis prit d’un pas nerveux la direction de la rue Saint-Gilles.

Cette étrange attitude laissa Gilles perplexe. Le beau secrétaire ne le connaissait pas, ne pouvait pas le connaître. Leur brève rencontre à la sortie des Trianons, l’autre soir, n’avait pas pu lui laisser une impression ineffaçable puisqu’il ignorait qu’alors Gilles était attaché aux pas de sa maîtresse. Alors, pourquoi diable faisait-il une tête pareille en le voyant sortir de cette maison ? À moins que ce ne soit, justement, parce que c’était de cette maison-là qu’il sortait. Était-ce simplement parce qu’il la savait inoccupée ou bien parce qu’il n’ignorait rien de ce qui s’était passé devant la porte dans la nuit ?

Tout en faisant prendre à Merlin un petit trot allègre à travers le trafic matinal de la rue Saint-Louis où les cris des marchands ambulants semblaient répondre à la chanson du rémouleur installé au coin de la rue Saint-Anastase, le chevalier se prit à penser que tout ce petit monde qui s’agitait aux abords de l’enclos du Temple avait un bien étrange comportement… Et, soudain, son esprit s’arrêta sur ce mot « Temple » qui venait de traverser sa pensée. D’un seul coup la voix géante qui, du fond de son rêve rétrospectif, avait proféré, contre les lys de France, une si terrible malédiction, gronda de nouveau à son oreille, accentuant l’impression de malaise qu’il avait éprouvée en apercevant le secrétaire. Qu’était donc venu faire cet anathème à l’échelle d’un royaume au milieu de la vie, apparemment sans importance, d’un soldat de fortune né dans la honte et que rien ne semblait destiner à mêler son humble fil aux broderies somptueuses des destins royaux ?…

Il était impossible de répondre à pareille question. Et puis dans le beau soleil matinal qui dorait Paris les ombres de la nuit perdaient de leur puissance. Enfin, Gilles ne voulait, à cette heure, s’occuper que de lui-même et de celle qu’il aimait : avant tout retrouver Judith, même si elle avait choisi de s’appeler Julie, même et surtout si elle était mêlée à d’étranges et dangereux agissements… Il savait bien qu’il avait au cœur assez d’amour et assez de détermination pour l’arracher au complot dont il découvrait chaque jour un peu des méandres obscurs. Que ce complot soit éventé et, comme d’habitude, ce ne serait pas le principal coupable qui porterait la responsabilité mais bien ceux qui l’auraient aidé et qui n’avaient pas la chance d’être nés sur les marches d’un trône…