— La journée n’est pas encore finie : tenez, allez donc réfléchir à la question au cabaret… à ma santé !
Une pièce sauta de sa main dans celle du sergent brusquement radouci qui l’attrapa au vol.
— On voit bien qu’on n’est pas en peine de trouver du monde chez les Gardes du Corps ! fit-il avec un haussement d’épaules. Enfin ! on essaiera de boucher le trou avant ce soir ! Merci quand même, mon lieutenant… Mais au cas où ça serait un effet de votre bonté d’aller vous promener ailleurs ? Vous me cassez le travail.
— Rassure-toi, je m’en vais dans un instant…
Il descendit de cheval tandis que le jeune garçon aidait sa sœur à se relever et essuyait les larmes qui coulaient sur sa figure.
— Tu t’appelles Gildas. Tu es breton ? dit-il dans cette langue.
Les yeux gris du garçon s’arrondirent de stupeur tandis que la fillette brusquement cessait de pleurer.
— Natif de Landévennec pour vous servir, Monsieur l’Officier.
— Qu’est-ce que tu fais à Paris, alors ? Tu ne serais pas mieux au pays ? Tu es pêcheur, j’imagine ?
L’autre détourna la tête et rougit sous son hâle.
— J’étais pêcheur. J’étais même au service des moines de l’abbaye, mais j’avais ma barque. Et puis j’ai eu des malheurs ! Il a fallu partir, surtout à cause de Gaïd, ma sœur. Elle peut pas se passer de moi. Sans vous, je ne sais pas ce qu’elle serait devenue.
La fillette s’était en effet ressaisie ; avec une sorte d’avidité, elle se cramponnait si fort au bras de son frère que les jointures de ses doigts en blanchissaient. Ses grands yeux gris, étonnamment semblables à ceux de son frère, dévisageaient l’officier avec un mélange de crainte et d’admiration. Pour l’apprivoiser le jeune homme lui sourit :
— Portefaix c’est un métier pénible. Où habitez-vous, tous les deux ?
Une vraie terreur passa sur le visage de l’enfant qui s’accrocha davantage encore à son frère.
— Lui dis pas, Gildas, lui dis pas !… Allons-nous-en !
Il lui caressa la main doucement comme il eût fait pour calmer un petit animal craintif.
— Allons, Gaïd, il a été bon pour nous, il nous a aidés. Sans lui…
— Je sais ! Mais lui dis quand même pas…
À cet instant, un mendiant qui se tenait à quelques pas à l’entrée de la pompe de la Samaritaine et qui les observait depuis un moment, s’approcha, clopinant sur deux béquilles crasseuses.
— Feriez mieux de filer, les gosses ! Si le racoleur rapplique vous êtes flambés ! Laissez-les se tirer, mon gentilhomme, sans quoi à peine vous aurez tourné l’dos qu’on repiquera le garçon…
— Entendu, je m’en vais. Que Dieu te garde, Gildas ! Mais crois-moi, tu devrais retourner au pays ! Ici tu ressembleras toujours à une mouette qui s’est cassé une aile !
Il mettait déjà le pied à l’étrier tandis que le mendiant s’éloignait en poussant les jeunes Bretons devant lui mais, tout à coup, Gaïd lâcha son frère et, courant presque en dépit de sa jambe malade, elle revint vers le chevalier, saisit sa main, au risque de rouler sous les sabots du cheval, y posa un baiser et repartit aussi vite qu’elle était venue. Arrêté un peu plus loin, son frère l’attendait. Gilles vit alors qu’il était pieds nus dans des sabots et qu’une de ses chevilles entortillées de chiffons qui glissaient portait une trace rouge circulaire et une blessure encore mal guérie. Malgré son jeune âge, ce garçon avait dû porter des fers, assez récemment même. Il était peut-être en fuite et cela expliquerait bien l’angoisse latente de sa sœur, sa terreur de faire connaître une adresse à un soldat du Roi. Dans ce cas, mieux valait, en effet, ne pas chercher à en savoir davantage et laisser ses jeunes compatriotes poursuivre leur destin comme ils l’entendaient. Il en éprouva tout de même un peu de regret car il aurait aimé pouvoir faire davantage pour ces enfants qui avaient vu le jour sous le même ciel que lui mais qui, de toute évidence, n’avaient pas eu autant de chance…
Cependant, en arrivant rue du Colombier, il les oublia vite, non dans les délices d’une cuvette d’eau chaude, d’un déjeuner substantiel et du merveilleux café de Nicolas Carton, mais par la vertu d’une lettre qui avait été portée dès l’aube et que l’hôtelier lui remit. Elle était de Boehmer et ne lui causa qu’un plaisir mitigé.
Avec beaucoup de circonlocutions et dans un style passablement ampoulé, le joaillier de la Reine lui faisait savoir que son associé et lui-même ne pouvaient plus envisager la vente du collier hors des frontières du royaume.
« Nous avons su d’une personne hautement autorisée qui veut bien nous honorer de sa clientèle, que Sa Majesté la Reine pourrait éprouver quelque tristesse en apprenant la vente, à qui que ce soit, d’un joyau aussi exceptionnel. Il semblerait que Sa Majesté désirât encore vivement notre collier bien qu’elle n’osât plus en faire la demande au Roi et qu’elle nous serait sans doute très reconnaissante de lui laisser, avant de conclure un autre marché, quelque temps de réflexion et d’évaluation de ses propres possibilités pour réunir la somme demandée.
« Les désirs, même informulés, de Sa Très Gracieuse Majesté dont nous sommes les humbles serviteurs, étant pour nous des ordres, nous avons assuré notre visiteur de notre entière bonne volonté. Nous nous inclinons donc, avec quelque regret peut-être, mais Monsieur le Chevalier comprendra sans peine notre position et approuvera quand il saura que l’on a bien voulu nous promettre, en récompense, la survivance de Monsieur Aubert en tant que Joailliers de la Couronne de France quand le temps en sera venu.
« Par le même courrier nous avisons bien entendu Monsieur le Consul Général d’Espagne de l’impossibilité où nous sommes de poursuivre avec lui le marché dont nous étions convenus.
« Évidemment, si à la fin de ce délai moral qui s’achèvera avec l’année Sa Majesté renonçait définitivement à acquérir notre collier nous serions extrêmement heureux de pouvoir reprendre avec vous la négociation là où nous la laissons, en espérant sincèrement que Son Excellence Madame la duchesse d’Albe voudra bien consentir à prendre patience… »
Même un imbécile notoire aurait deviné sans peine qui était la « personne hautement autorisée » grâce à laquelle Boehmer repoussait, momentanément certes, mais repoussait tout de même, une offre aussi alléchante que celle de Cayetana, alors même que ses bailleurs de fonds, tel le financier Baudard de St James, qui lui avaient permis de réaliser le collier, commençaient à souhaiter ardemment rentrer dans leur argent. Ce qui était moins facile à comprendre c’était la raison pour laquelle Monsieur, dont on disait qu’il détestait sa belle-sœur au moins autant que son frère, tenait tellement tout à coup à lui éviter le chagrin d’apprendre qu’une autre femme allait se parer d’un bijou trop cher pour elle. Mais il était pratiquement impossible d’aller discuter avec Boehmer et Bassange de ce point de psychologie princière et Gilles remit à plus tard l’examen de la question.
Il rangea soigneusement la lettre dans la poche intérieure de son habit en se promettant d’y répondre un peu plus tard après en avoir écrit à la duchesse d’Albe et avoir rendu visite à Lecoulteux de la Noraye, son banquier, afin de lui faire part de l’état de la négociation. Après tout, Cayetana pouvait bien attendre six mois la réalisation de son ruineux désir car son mandataire ne voyait pas du tout comment la Reine que l’on disait déjà endettée et qui perdait au jeu de fortes sommes, pourrait bien arriver à réunir seize cent mille livres…
Avant de quitter l’hôtel, Gilles s’enquit tout de même de Fersen dans l’espoir de le trouver plus disposé à entendre l’austère voix de la raison et à enterrer avec lui la hache de guerre mais il fallut y renoncer : le Suédois était parti depuis une heure avec M. de Stedingk.