— Je crois que je peux expliquer. Pour refuser de vendre – car de telles prétentions équivalent à un refus – je ne vois qu’une raison : il espère trouver un jour le trésor…
L’éclat du feu émigra brusquement dans les yeux de Batz.
— Un trésor ?… murmura-t-il. Quel trésor ?
— Celui de Raoul de Tournemine, l’homme qui, après avoir combattu en Italie, fut ambassadeur auprès du roi d’Angleterre et du Pape Jules II. Extrêmement riche, il adorait les joyaux et en possédait une grande collection, dont beaucoup pris en Italie. Il ne permettait à personne qu’à lui-même de la contempler. Elle reposait dans un coffre de la maîtresse tour mais quand il a compris que la mort était proche, il l’a cachée dans un lieu que personne n’a jamais pu découvrir. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché au cours des siècles…
— Pourquoi ne pas l’avoir simplement léguée à ses enfants ? Pourquoi cacher ?
— Parce qu’il ne pouvait pas supporter, je crois, l’idée que d’autres pourraient toucher ses pierres, les manier. Et puis il craignait que la collection ne soit dilapidée. Enfin, il n’aimait pas ses enfants. Le sang du Gerfaut est un sang redoutable. Il est difficile à porter sans y laisser son âme…
— Il ne me fait pas peur, affirma Gilles.
— Alors, je vous en prie, essayez de lui rendre son nid. Et moi, je vais prier Dieu de me laisser sur la terre assez longtemps pour voir ce retour.
Dignement, le vieillard salua puis se retira. La porte cria sur ses pas, se referma. Demeurés seuls, les deux amis se regardèrent un long moment sans rien dire tandis que Pongo, près de la cheminée, ouvrait les sacoches de son maître. On n’entendait plus que le crépitement du feu car Joel avait laissé derrière lui assez de rêves pour occuper bien des nuits et ces rêves habitaient à présent l’esprit de ces trois hommes si différents, réunis au cœur d’une formidable coquille de granit comme des grains de blé dans un poing fermé. À l’aube, le poing s’ouvrirait pour les jeter au vent des lendemains afin qu’ils puissent germer et porter leurs fruits.
Lentement, Gilles s’approcha de Pongo. Celui-ci lui tendit, débouchée, une gourde qu’il venait de tirer des sacoches.
— Du rhum ? Tu crois que j’en ai besoin ?
L’Indien hocha la tête :
— Eau de feu bonne pour stimuler l’esprit ! Toi, devoir prendre une décision.
— Il a raison, coupa Jean. Tu as, devant toi, trois chemins entre lesquels il faut choisir. Le premier est droit, plat et sans aventures. C’est celui qui t’attend si tu renonces à reprendre ton domaine. Tu rejoindras Reine-Dragons et tu y continueras une carrière honorable, pas très éclatante peut-être sauf en cas de guerre mais qui te fera vivre convenablement. Évidemment cela m’étonnerait que tu décroches le bâton de maréchal…
— Tu sais parfaitement à quoi t’en tenir. Je veux La Hunaudaye ! Je la veux pour y bâtir mon propre nid. Je la veux pour Judith et pour moi… si Dieu permet que je la retrouve un jour.
— Ce n’est qu’une question de temps. Elle est vivante, elle est sans doute à Paris et le Prévôt Boulainvilliers a remis l’affaire entre les mains de M. Lenoir, le lieutenant de Police. C’est un homme habile et, dès qu’il aura des nouvelles, il te fera prévenir où que tu sois. Il en a engagé sa parole.
— On peut toujours espérer, soupira Gilles. Voyons tes autres chemins…
— Tu peux rester ici, te faire paysan et fouiller, chercher, creuser partout, démolir le château pierre à pierre pour trouver ce trésor… mais ça peut être long.
— C’est surtout absurde !
— Je le pense aussi mais je voyais là… une image poétique un peu dans le style du père Rousseau. Le troisième chemin, tu le connais, c’est celui de l’Espagne. Imite-moi : demande l’autorisation de servir un temps le Bourbon de là-bas au titre du Pacte de Famille. Tu partiras avec le grade de capitaine et, là-bas, je me fais fort de te faire gagner une fortune. C’est le pays d’Europe où il y a le plus d’or.
— Tes amis les banquiers, toujours ?
— Eh oui ! Tu as tout intérêt à ce qu’ils deviennent aussi les tiens. L’Espagnol paie bien et, entre leurs mains, même la solde d’un simple officier peut prendre d’intéressantes proportions. Alors, que décides-tu ?
Le jeune homme ne répondit pas, incapable justement de se décider. Il s’était mis à parcourir la grande salle qui, contemporaine des premières fondations du château, avait dû voir briller les colliers d’or sur les plumes blanches de Taran, le gerfaut légendaire. Ses mains s’attardaient à caresser les vieux murs rugueux, les lourds piliers noircis où s’appuyait la voûte. Les racines profondes de sa race, enfouies dans cette terre bretonne, avaient fait surgir de vigoureux surgeons, aussi durs que des chaînes, aussi solides que ces lianes tropicales qui s’emparent d’un homme et ne le lâchent plus, des pousses vivaces qui s’enfonçaient à présent au plus profond de sa chair et qu’il n’était plus possible d’arracher sans blessures. C’était ici « sa » maison, « son » toit, « son » foyer. C’était ici que, navigateur des tempêtes, passager des vents sauvages, il voulait bâtir son nid avec celle, aussi farouche que lui-même, qu’il s’était choisie pour compagne…
Mais un autre possédait ce domaine qu’il sentait sien si intensément et, paradoxalement, il lui fallait, pour le conquérir, s’en éloigner. Le château, pareil à quelque dieu impitoyable, exigeait déjà de lui un sacrifice cruel : quitter la France, s’arracher encore de la terre natale pour s’en aller demander à l’Espagne un peu de l’or qu’elle extrayait toujours, avec le sang et les larmes, de son Amérique à elle où elle n’avait cependant d’autres droits que ceux de la conquête et de la redécouverte par un mercenaire illuminé.
Pire encore : s’exiler c’était renoncer à chercher lui-même la trace, chaque jour plus ténue, de Judith ; c’était confier à d’autres, à des fonctionnaires capables peut-être mais indifférents, cette quête de la bien-aimée, pour lui tendre et douloureuse à la fois…
La voix de Pongo perça le silence obstiné où il s’enfermait en contemplant, des larmes au fond des yeux, l’écu rongé d’humidité des Tournemine.
— Quitter terre des ancêtres est cruel, dit-il. Mais dans pays indien, Sages qui cherchent vérité dans cœur brûlant du feu disent que Vallée Heureuse s’ouvrir seulement après long et difficile chemin avec épines et pierres tranchantes. Savoir choisir chemin difficile c’est souvent choisir victoire… et c’est être homme vrai !
— « … car le chemin est malaisé et la porte étroite ! » récita gravement Batz. On dirait qu’entre la sagesse indienne et l’Évangile il existe bien des points communs. Allons, chevalier mon ami, bois un peu de cet excellent rhum pour chasser les humeurs noires et dormons ! Demain tu décideras de ta route : celle de Madrid via Versailles avec moi… ou celle de Pontivy tout seul !
Gilles saisit la gourde, en lampa une longue rasade, s’essuya la bouche à sa manche puis rendit le flacon à son ami. Son regard était redevenu clair.
— Celle de Madrid, morbleu ! Et que le Diable t’emporte !…
Alors seulement le vieux Joel qui, debout, aussi immobile qu’une pierre, derrière la porte, avait écouté passionnément leur conversation, se signa d’un geste large, murmura quelques paroles d’actions de grâces puis, appuyé sur son bâton noueux, s’éloigna vers son logis. Il souriait, heureux depuis bien longtemps car il avait l’espoir de voir revenir un jour le jeune maître. En attendant, avec Pierre, il allait reprendre les recherches du trésor, interroger les vieilles pierres, les troncs noueux, les souterrains écroulés, ce qu’il s’était toujours refusé à faire. Mais à présent, il savait pour qui lui et son petit-fils allaient peiner…