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Sur la pointe de ses pieds chaussés de courtes bottes à revers, Gilles alla jusqu’au bout de la galerie qui devait être située au second étage d’un château. Ce fut pour y trouver un nouvel obstacle : une autre porte, encore plus solide que celle de la chambre, la fermait impitoyablement. Mais cette fois, il ne s’attarda pas à chercher un moyen d’ouvrir. La nuit tombait, le temps commençait à presser car Anne pouvait revenir d’un moment à l’autre. Il restait les fenêtres et il faudrait bien en passer par là…

La première qu’il attaqua s’ouvrit sans difficulté mais, en se penchant au-dehors, Gilles s’aperçut que sa situation ne s’était guère améliorée car, non seulement il se trouvait bien au second étage, très élevé, d’un château, mais encore le pied dudit château plongeait dans une douve qui, pour être à sec, ne semblait pas plus rassurante. Pourtant, il fallait descendre à tout prix.

En examinant mieux la situation, il s’aperçut qu’une solution pouvait s’offrir à un garçon aussi souple et aussi agile que lui : un balcon prolongeait la fenêtre qui se trouvait juste sous la sienne. S’il pouvait s’y laisser glisser, ce serait une bonne étape sur le chemin du sol.

Retournant dans la chambre qu’il avait quittée, il se pendit aux longs rideaux de velours qui garnissaient les fenêtres, et réussit à en arracher deux. Les traînant après lui, il retourna à la fenêtre, laissa glisser l’un d’eux, avec d’infinies précautions, jusque sur le balcon et attacha le second à l’appui de la fenêtre, après l’avoir ouvert partiellement en deux. Puis, priant Dieu pour que leur vétusté ne les ait pas rendus trop fragiles, il enjamba ledit appui, empoigna fermement le tissu poussiéreux qui résista honorablement et, à la force des poignets, descendit le long de cette corde improvisée qui l’amena sans secousse sur le balcon du dessous. Il n’eut plus qu’à recommencer la même opération pour arriver jusqu’à la hauteur du rez-de-chaussée mais cette fois, ses pieds ne trouvèrent aucun appui car il s’en fallait encore de beaucoup qu’il fût au fond de la douve et cette douve était entièrement maçonnée. S’il se recevait mal, il avait une bonne chance de se casser quelque chose.

Mais il n’avait pas le choix. Confiant dans son expérience de coureur des bois qui lui avait inculqué depuis longtemps l’art de tomber sans accident, il descendit jusqu’à la limite extrême de son rideau pour bénéficier au maximum de sa taille, ouvrit les mains, se laissa tomber et atterrit sans mal sur ses jarrets. Mais le fond de la douve ne marquait pas le fond de ses peines : à présent il fallait remonter de l’autre côté, ce qui équivalait à escalader un mur terminé par un rebord en surplomb. Cette fois, il allait falloir se tirer de là à la force des poignets…

Heureusement, le crépuscule s’attardait avant de se fondre en une belle nuit claire et les yeux du « Gerfaut » étaient habitués depuis longtemps à fouiller les ténèbres. Afin de trouver les meilleures prises possibles, il suivit le fond du fossé jusqu’à l’endroit où d’épais piliers soutenaient un pont dormant et pouvaient offrir un appui supplémentaire. Le mur était fait d’ailleurs de gros moellons où les prises devaient être assez faciles pour un homme habitué à escalader des rochers.

Choisissant soigneusement les anfractuosités commodes, Gilles vint facilement à bout de son mur. Un rétablissement plus acrobatique lui permit de franchir le surplomb et il se retrouva trempé de sueur et debout au bord de la douve, devant un magnifique panorama fait de grandes pièces d’eau éclairant de vastes tapis d’herbe, doux comme du velours avec, comme toile de fond, les grands arbres d’une épaisse forêt.

Le château lui-même, qu’il découvrit en se retournant, était une imposante demeure de brique et de pierre blanche datant du roi Henri IV dont les différents pavillons, percés de lucarnes à frontons triangulaires, étaient coiffés de hauts toits à la française couverts d’ardoises fines qui luisaient doucement sous la lueur pâle des étoiles. Aucune lumière n’apparaissait à aucune fenêtre et Gilles se demanda où avaient bien pu passer le chien et l’homme dont il avait perçu la voix. Dans les imposants communs, peut-être, dont les bâtiments se développaient sur la droite du château derrière un rideau d’arbres ?…

Droit devant lui, dans les profondeurs, il aperçut une grille à peu près infranchissable tendue entre deux pavillons faiblement éclairés par des lanternes. Une grille qu’un mur assez élevé semblait continuer sur chaque côté.

— Il doit bien y avoir un village quelque part, soliloqua le jeune homme. Mais où, mais de quel côté ? Et quel est ce village ? Où se trouve-t-il par rapport à Paris ou à Versailles ?

Il ignorait, en effet, quelle distance on lui avait fait parcourir pendant qu’il était sous l’influence de la drogue, et dans quelle direction. Le ciel, qu’il avait appris tout enfant à lire couramment à l’école des pêcheurs, ne lui était d’aucun secours.

À tout hasard, il décida de suivre la ligne des arbres qui filait le long des pièces d’eau, ponctuée de blanches statues. Cela formait comme une immense avenue pointée vers l’horizon et, pour en finir plus vite, Gilles se mit à courir de statue en statue. Les dames de pierre lui seraient d’une grande utilité en cas de rencontre imprévue. Ses pas ne faisaient aucun bruit dans l’herbe épaisse et peu à peu, il ralentit sa course, séduit par la beauté silencieuse de ce parc livré aux ombres et à la paix nocturne. La lune venait d’apparaître au-dessus de la forêt et sa lumière irréelle glissait sur l’eau immobile des étangs dont les margelles blanches enchâssèrent alors de larges coulées d’argent.

Soudain, l’oreille de Gilles perçut un léger clapotis en même temps que ses yeux découvraient une brisure dans le miroir le plus proche de lui. Quelqu’un nageait lentement, paresseusement, quelqu’un qui profitait de la nuit pour demander à l’eau un peu de fraîcheur après l’étouffante chaleur du jour.

Pensant à un jardinier, à l’homme au chien peut-être, le fugitif s’abrita derrière un socle de pierre sur lequel une grande déesse aux formes exubérantes s’efforçait hypocritement de retenir une draperie qui ne cachait rien du tout. Il trébucha, manqua de tomber et s’aperçut qu’il piétinait un tas de vêtements que leur ampleur destinait tout naturellement à une femme. Machinalement il ramassa une robe de mousseline blanche d’où émanait un parfum à la fois frais et doux, un parfum de lilas au printemps, de muguet et d’herbes sauvages qu’il respira avec une brusque nostalgie.

La vague douce-amère des souvenirs l’enveloppa, le roula dans ses profondeurs. La femme qui se baignait là, dans l’eau tranquille d’une pièce d’eau, ne pouvait pas imaginer qu’elle avivait une vieille blessure, jamais complètement cicatrisée, celle qu’avait gravée dans le cœur et dans la chair de Gilles Goëlo la rousse sirène d’un estuaire breton dont il avait, un instant, tenu contre sa poitrine le corps fragile et ensorcelant…

Fasciné, Gilles ne pouvait plus détacher ses yeux de la forme imprécise flottant au fil de l’eau. Jamais, autant qu’à cette seconde, il n’avait éprouvé, aussi déchirants, la faim de l’absence, le sentiment de frustration de l’être amputé d’une part de son corps et que cette part absente torture pour un souffle d’air frais ou le souvenir d’une joie disparue.

Et puis, soudain, dans un clapotis léger, la baigneuse, lassée du bain sans doute, vint au bord de l’étang, se hissa sur la margelle et se releva tournant le dos au spectateur passionné dont elle n’imaginait pas la présence et qui la dévorait des yeux tandis que, d’un geste plein de grâce, elle tordait sa longue chevelure avant de la rejeter sur son dos où elle descendit plus bas que les reins.