La silhouette de cette femme était idéalement fine et longue. Elle avait l’air, dans la lumière froide de la lune qui caressait la rondeur délicate de son épaule, d’une déesse d’argent. La colonne mince et flexible du cou supportait une tête petite dont Gilles n’apercevait qu’un profil perdu sans comprendre pourquoi son cœur, tout à coup, s’était mis à battre la chamade.
Elle resta là un moment, laissant les rayons bleutés couler sur son corps comme elle l’eût fait en face du soleil. Puis, comme à regret, elle se détourna lentement. Gilles la vit de profil, puis de face tandis que de son pas dansant elle revenait vers lui… Alors toutes les étoiles du ciel explosèrent en même temps dans sa poitrine quand il comprit que le miracle existait, que le temps était revenu, que tout recommençait…
Lentement, comme s’il craignait que chacun de ses pas ne fît évanouir le rêve, il quitta l’abri du socle, l’ombre des grands arbres et s’avança dans la lumière sans même s’apercevoir qu’il tendait les bras.
— Judith ! murmura-t-il pour lui-même, si bas qu’il crut être seul à s’entendre. Ma sirène… ma déesse de la mer… Judith de mes rêves et de mes désespoirs…
Un instant, il eut peur que le mirage ne s’évanouît. Elle s’était arrêtée en l’apercevant avec le double et naturel geste de ses bras pour cacher ses seins et sa plus tendre intimité mais ce ne fut qu’une très brève seconde. Les bras retombèrent et, aussi naturellement qu’un enfant perdu va vers son refuge naturel, Judith, le visage illuminé d’une joie presque surnaturelle, alla vers Gilles d’un pas si léger qu’elle semblait flotter sur l’herbe.
Quand elle fut près de lui, elle toucha ses épaules, ses bras qui n’osaient pas se refermer, sa tête comme si elle n’arrivait pas à croire à sa réalité. Ses petites mains étaient froides et tremblantes.
— Toi !… C’est bien toi ! soupira-t-elle. Je t’ai tellement appelé sans que tu me répondes que je ne croyais plus te revoir jamais…
Il voulut parler mais aucun son ne franchit l’étau serré de sa gorge. La chaleur de ce corps, si proche du sien que les tendres seins effleuraient sa poitrine, l’embrasa mais ses muscles semblaient lui refuser tout à coup leur service tandis que son cerveau, au bord d’une joie trop forte, luttait contre l’incohérence… Alors, avec un petit soupir agacé, elle se haussa sur la pointe des pieds, noua ses bras derrière le cou de Gilles.
— Embrasse-moi ! ordonna-t-elle tandis que sa bouche fraîche allait au-devant des lèvres du jeune homme, s’y collait en un baiser dont l’ardeur fit fondre son étrange paralysie.
Toute sa passion déchaînée, toute sa retenue envolée, il l’étreignit avec une ardeur sauvage, l’enlevant de terre pour mieux la serrer contre lui, pour la joie de sentir son poids et de mieux s’assurer ainsi de sa réalité.
Ils roulèrent ensemble sur l’herbe, comme si la vie qui leur avait enfin permis de se rejoindre ne leur permettait plus de se désunir, comme s’ils ne devaient plus se séparer jamais. Ils se chuchotaient des mots tendres, absurdes et un peu fous, développant à l’infini le thème éternel des amants longtemps séparés, la toute petite phrase magique par laquelle Adam avait, au fond des âges, fait surgir l’humanité de sa double chair.
— Je t’aime…
Ils avaient tout oublié du lieu, de l’heure, de ce qui n’était pas leur joie partagée mais quand, de baisers en caresses, Gilles, affolé par le parfum de ce corps merveilleux et doux qui semblait si près de s’ouvrir pour lui, tenta de le faire totalement sien, Judith eut un sursaut si violent qu’il ressemblait à un réveil brutal et presque à un spasme.
— Non !…
Elle se dérobait, s’échappait des bras qui la retenaient, courait à ses vêtements dont elle se revêtait avec une hâte maladroite cependant que blessé, frustré et déjà malheureux de voir s’interrompre sur un « couac » sa brûlante symphonie, Gilles la regardait sans comprendre, incapable même d’un reproche et ne trouvant qu’un seul mot :
— Pourquoi ?…
Tout en achevant d’édifier autour de sa beauté le fragile rempart de mousseline et de rubans, elle le regarda à travers la retombée brillante de ses cheveux dénoués.
— Parce que !…
Mais comme ce maître mot de la mauvaise foi féminine lui semblait tout de même un peu court, et qu’il ne s’en contenterait sans doute pas, elle ajouta presque à regret :
— Parce que je ne peux pas. Je n’ai pas le droit…
— Pas le droit ? Mais c’est insensé ? Mon Dieu ! Tu n’es pas…
Il ne put aller au bout de sa phrase mais elle traduisait tant de crainte et de chagrin que Judith, avec un cri, revint se blottir dans ses bras.
— Non ! Non !… Ni mariée, ni fiancée, ni promise à qui que ce soit, pas même à Dieu ! Simplement, il me faut rester fille… pour le moment tout au moins ! Je l’ai promis… Je t’aime mais je ne dois pas !
— Quelle sottise ! Mais je t’aime, moi, je ne veux plus me séparer de toi, je veux t’épouser demain… tout de suite ! J’en ai le droit, tu sais ? Demain je demanderai la permission du Roi, au maréchal de Castries, mon chef de corps, et tu deviendras ma femme…
Avec une joie orgueilleuse il vit les grands yeux de la jeune fille s’emplir d’admiration.
— Au Roi ?… Au maréchal de Castries ? Mais qu’es-tu donc devenu ?
— Officier des Gardes du Corps, Compagnie Écossaise, Madame ! Et j’ai maintenant un nom à t’offrir, un nom digne de toi : celui que m’a rendu mon père, Pierre de Tournemine, mourant sur le champ de bataille de Yorktown. Tu m’avais donné trois ans, souviens-toi, pour te mériter. Je n’en ai employé que la moitié. Mais lorsque je suis revenu te chercher tu n’étais plus là !…
Elle se serra plus étroitement contre lui, nicha sa tête encore humide contre son épaule.
— Raconte ! soupira-t-elle. Depuis que j’ai quitté mon couvent d’Hennebont, je ne sais plus rien de toi !
Apaisé par cette confiance, cette tendresse, il retraça de son mieux ce qu’avait été sa vie depuis le soir où il l’avait quittée devant la porterie de Notre-Dame-de-la-Joie, au bord du Blavet, où elle voulait vivre les trois ans d’attente qu’elle leur avait imposés à tous deux tandis qu’il s’en allait chercher un nom et la gloire de l’autre côté du grand océan.
Il ne réussissait toujours pas à comprendre comment Judith pouvait se trouver là, dans ses bras, sur son cœur, alors qu’il faisait fouiller pour la revoir tous les couvents de Bretagne et de Guyenne, mais son âme bretonne, nourrie de légendes, avait été, de tout temps, ouverte au surnaturel, aux miracles et il avait en Dieu qui peut tout, même l’impossible, une foi inébranlable. Et surtout, il ne voulait pas ternir, par des questions, la beauté fragile d’une minute si longtemps attendue. Le temps viendrait des explications…
Son récit, à vrai dire, lui posa bien quelques problèmes car au fil de l’histoire Gilles se retrouva parfois en face d’épisodes qu’il fallait bien sauter. Il était parfaitement impossible en effet de lui parler de Sitapanoki et de toutes celles qui l’avaient si bien aidé à supporter les rigueurs de l’absence et les exigences de sa jeunesse…
Enfin, quand vint le moment d’effleurer le drame de Trécesson il marqua une hésitation. Sa bien-aimée savait-elle qu’il avait tué son frère aîné et que le cadet n’avait échappé que de justesse à son impitoyable justice ? Comment, sans réveiller chez elle l’épouvantable souvenir de la fosse dans la forêt, évoquer ce qu’il avait appris, par une nuit terrible, au relais de Ploërmel ? Mais presque inconsciemment elle lui facilita les choses en demandant timidement :