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— Est-ce que Monsieur de Talhouët a pu te faire tenir ma lettre ?

— Bien sûr, et elle ne m’a jamais quitté, pas plus que ton souvenir, ajouta-t-il en caressant des lèvres les beaux cheveux de soie couleur de cuivre rouge.

— Alors tu n’as pas cherché à me retrouver puisque tu me croyais donnée à un autre ?

— Je n’ai fait que te chercher et j’ai trouvé ta trace, gravée comme celle d’une biche effrayée, au bord d’un étang de la forêt de Paimpont. Malheureusement je l’ai reperdue aussitôt. Mais j’avais trouvé celle de tes frères. Tudal est mort de ma main…

Elle tressaillit si violemment qu’il crut au début d’une crise nerveuse et la serra plus étroitement contre lui. Dans la nuit claire il vit étinceler son regard sombre.

— Tu as… tué Tudal ? souffla-t-elle incrédule.

— Je l’ai pendu à la maîtresse poutre de sa maison et c’était encore de la clémence car il méritait la roue !

— Et Morvan ?

Il eut un geste d’impuissance :

— Disparu ! Il n’était pas au Frêne lorsque j’ai rejoint Tudal et j’ai su par la suite qu’il s’était enfui. Sinon il aurait subi le même sort. Mais je ne désespère pas : je sais que je le retrouverai un jour.

Elle se mit à trembler comme une feuille d’automne et sa voix terrifiée ne fut plus qu’un souffle quand elle demanda :

— Pour faire ainsi justice, as-tu donc appris ce qui s’était passé… tout ce qui s’était passé ?

— Tout ! Ne dis plus rien !

Et pour mieux juguler l’épouvante de l’atroce souvenir qu’il sentait revenir il ferma d’un baiser infiniment tendre les lèvres frémissantes de la jeune fille.

— Tu n’as rien à m’apprendre, fit-il seulement quand il s’écarta, sinon ce que tu as fait après ta fuite.

Avec une surprise vaguement irritée, il la sentit alors se raidir, s’écarter et il eut la sensation qu’elle se refermait d’un seul coup.

— Il y a peu de choses à dire, dit-elle avec un petit rire sans joie. Ma vie à moi n’a rien eu d’héroïque. Je savais que ma mère avait une parente éloignée à Paris, une parente dont mes frères ne connaissaient pas l’existence, je crois bien. Je suis allée chez elle et je lui ai tout dit. Elle m’a prise alors sous sa protection et m’a cachée quelque temps, le temps de me trouver une position qui me mette à l’abri.

— C’est elle qui t’a fait entrer comme lectrice de la comtesse de Provence ?

— O… ui, mais…

— Et c’est elle encore, naturellement, qui t’a fait connaître ce merveilleux médecin italien, cet excellent comte de Cagliostro !

Du coup, Judith s’arracha de ses bras, sauta sur ses pieds et Gilles eut à nouveau devant lui la Judith d’autrefois, méfiante, combative et impatiente.

— Comment sais-tu tout cela ?

— Peu importe comment je le sais. Est-ce vrai ?

— C’est vrai. Elle m’a procuré la sécurité d’une maison royale, la bonté de Madame qui m’aime bien et me protège.

— Sous un faux nom !

— Bien sûr sous un faux nom ! Devais-je risquer, en m’avouant Judith de Saint-Mélaine, de voir mes frères me retrouver, me reprendre ? Grâce à tante Félicité j’ai cessé d’avoir peur.

— Et grâce à ce fameux Cagliostro, qu’as-tu obtenu ?

— La fin de mes terreurs, la possibilité de vivre à nouveau normalement, la guérison ! Sais-tu ce qu’ont été mes nuits, durant des semaines, après… Trécesson. Je ne pouvais plus dormir, je ne voulais plus dormir par crainte de retrouver l’abominable cauchemar, toujours le même, que je refaisais sans cesse ! Je ne pouvais plus supporter l’obscurité ! J’étais malade, délirante, à moitié folle. Alors tante Félicité qui ne savait plus que faire a fait chercher le comte. Il l’avait guérie jadis d’une maladie de langueur et elle était demeurée en correspondance avec lui parce qu’elle éprouve, pour cet homme de bien, vénération et amitié. Il est venu, de fort loin d’ailleurs, et, sous ses mains, j’ai enfin retrouvé la paix, la santé, presque la joie. C’est un homme merveilleux… plus qu’un homme même !…

— Eh bien ! Quelle apologie ! Disons un dieu et n’en parlons plus !

— Et moi je veux en parler, s’écria Judith avec une brusque colère. Pourquoi serais-je ingrate, indifférente envers un homme qui m’a rendu la raison ?

Une amère jalousie envahissait lentement l’âme de Gilles. Il avait tant souhaité, lorsqu’il retrouverait celle qu’il aimait, être pour elle le refuge, la barrière et le défenseur, le confident, l’ami et l’amant tout à la fois et voilà qu’un autre était déjà pour elle presque tout cela, un autre qui possédait en outre le pouvoir de guérir. Et comme elle refusait l’amant, cela ne lui laissait plus grand-chose…

Irrité à son tour, il ne put retenir les mots cruels qui lui venaient parce que l’être humain est ainsi fait qu’il éprouve le besoin de rendre coup pour coup, blessure pour blessure.

— On dirait que les médecins ont beaucoup d’importance dans ta vie. Le malheureux que tu avais épousé et que tes frères ont tué le jour de ton mariage était bien médecin, il me semble ?

Il comprit qu’il lui avait fait mal à la crispation soudaine de ses traits et il en éprouva un remords immédiat mais il ne pouvait plus reprendre ses paroles.

— Pauvre Job Kernoa ! murmura-t-elle. Il était bon et doux… Il m’avait trouvée à moitié morte et il m’avait soignée sans rien me demander. Je crois qu’il m’aimait.

— Et toi, tu l’aimais ?…

— Je l’aimais bien. Il était si gentil, si prévenant… cela n’a pas été facile de lui faire avouer son amour.

— Si je comprends bien, ce n’est pas lui qui t’a épousée, c’est toi qui en as fait ton mari ! Qu’est-ce qui t’obligeait à te marier ? Ne m’avais-tu pas promis de m’attendre trois ans ?…

— Attendre quoi, attendre qui ? J’étais persuadée que tu ne reviendrais jamais et puis j’avais peur de mes frères, tu entends : peur ! Tu sais ce que c’est que ça, la peur ?

— Oui, je sais ce que c’est ! Oh ! Judith, Judith ! nous sommes là à nous disputer stupidement alors que nous ne devrions échanger que des mots d’amour !… Que faisons-nous dans ce parc au lieu de partir ensemble, la main dans la main ?… Sais-tu que je te croyais enfermée au fond d’un couvent ? J’ai appris que tu avais écrit chez Madame pour demander la permission d’abandonner son service et de te faire nonne ?

— Tu sais cela aussi ? Mais tu es le Diable ! Qui a bien pu te renseigner ?

— Je n’ai pas le droit de te le dire mais je le sais. Pourquoi as-tu écrit cela ?

— Parce qu’on me l’a conseillé. Le comte pensait qu’il fallait m’éloigner le plus possible de la maison de Madame… et de Monsieur. Il disait que je n’y étais plus en sécurité. Le couvent était l’explication la plus simple, la plus normale…

— Et moi j’aurais pu mettre le feu à tous les moutiers de France et de Navarre pour te retrouver… alors que tu étais ici. Mais, au fait, où sommes-nous ? Quel est ce château ?

L’étonnement fit tomber momentanément la colère de la jeune fille, de la même façon que la pluie abat le vent.

— Tu ne le sais pas ? Mais comment es-tu venu, alors ?

— On m’avait fait boire je ne sais quelle drogue. J’étais inconscient.

— Qui t’a amené ?

— Une femme que je ne connais pas. Je ne sais d’elle qu’un prénom : Anne.

— Vraiment ? Et… comment est-elle, cette Anne ?

Un peu inquiet à cause de la dureté soudaine de la voix de Judith, Gilles fit de sa geôlière un portrait exact mais succinct, s’efforçant surtout de ne pas s’attarder sur le charme voluptueux de la dame.