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— Je vois !…

Le ton glacial de la jeune fille n’avait rien de rassurant. Et, brusquement, elle éclata, sans cris, mais d’une voix sifflante qui cinglait comme la lanière d’un fouet :

— Quelle sorte de menteur êtes-vous devenu, Gilles Goëlo ? Vous prétendez appartenir à la Maison du Roi, vous fréquentez la Cour et vous osez me dire que vous ne connaissez pas la comtesse de Balbi, la toute-puissante maîtresse de Monsieur ? Que vous ne connaissez pas non plus les demeures des princes du sang ? Peut-être que vous ne connaissez pas Versailles non plus !…

— Mais ceci n’est pas Versailles, j’imagine !

— Non. C’est Grosbois ! Seulement moi qui ne connais qu’à peine la Cour, qui ne mets pratiquement jamais les pieds à Versailles, il se trouve que je connais bien Anne de Balbi, que je sais qu’elle trompe le prince avec tous les hommes dont elle a envie et que, si elle prend la peine de droguer un imbécile et de l’amener dans un château désert, ce n’est certainement pas pour lui apprendre à tricoter des mitaines ! Qu’avez-vous fait ici ensemble ?

— Mais… rien, absolument rien ! articula Gilles un peu démonté en face de cette jeune furie dont les yeux lançaient des éclairs et qui semblait prête à se jeter à sa figure toutes griffes dehors.

— Vous mentez ! Oserez-vous jurer que vous n’avez jamais couché avec elle ? Oserez-vous le jurer ?… tiens, sur la mémoire de votre père !

— Non, je ne le jurerai pas. Mais, bon dieu ! gronda Gilles à qui la moutarde commençait à monter au nez, je suis un homme, moi, et un homme a besoin de certaines choses qu’une gamine ne saurait imaginer ! Je n’aurais jamais touché une autre femme si tu…

— Je vous interdis de me tutoyer ! Gardez cela pour vos maîtresses, lança-t-elle avec une rage enfantine.

— Je n’ai pas de maîtresse ! Cette femme n’a été pour moi qu’une aventure de rencontre, rien de plus. D’ailleurs, si je l’avais aimée, aurait-elle eu besoin de me faire avaler un somnifère pour m’obliger à la suivre ?… Judith, il faut me croire : je n’ai aimé, n’aime et n’aimerai jamais que vous !

Mais elle ne l’écoutait pas. Debout à quelques pas de lui, elle mordillait le bout de ses doigts et semblait fouiller dans sa mémoire pour y trouver quelque chose.

— Judith ! reprocha le jeune homme doucement, vous ne m’écoutez même pas !…

— Tournemine… Tournemine ! marmotta-t-elle les yeux au ciel. Cela me rappelle quelque chose ! Où ai-je entendu parler de Tournemine ?…

— Mais… chez nous, en Bretagne ! C’est l’un de nos plus vieux noms, l’un des plus…

Elle laissa tomber sur lui un regard aussi tendre que le basalte.

— Je connais l’armorial breton, figurez-vous, car je l’ai étudié avant vous ! Je connais les Tournemine, leurs armes, leurs titres, leurs terres, leurs devises et leurs légendes même. Je sais…

Elle s’arrêta net comme si une soudaine illumination venait de lui venir du ciel. Puis, avec une douceur aussi soudaine qu’inquiétante.

— Dites-moi un peu, mon ami… est-ce que vous ne seriez pas ce compagnon de La Fayette à qui les Indiens ont donné un nom d’oiseau ? Mais oui !… le Tournemine qui a ressuscité le fameux Gerfaut, ça doit être vous ?

— Bien sûr, c’est moi, mais…

— Oh !… Et vous osez encore m’adresser la parole, me tutoyer ? Si je ne m’étais pas défendue, vous me violiez, ma parole ? Vil suborneur ! Coureur de jupons ! Allez donc retrouver vos sauvagesses, vos filles perdues et vos catins de haut vol ! Vous êtes mort pour moi !

Elle vira sur ses talons et, rassemblant la mousse de ses jupons virginaux, elle partit en courant à travers les arbres en direction d’une construction basse dont on apercevait vaguement les murs.

Furieux, et très ennuyé car il se souvenait de ce que lui avait dit Mme de Balbi – puisque tel était son nom – des récits sur lui et sa belle Indienne qui couraient les salons de Paris, Gilles s’élança derrière elle et n’eut aucune peine à la rattraper. Il l’empoigna fermement par les deux bras et réussit à l’immobiliser malgré les efforts qu’elle faisait pour se libérer.

— Allez-vous enfin cesser de dire des sottises ? J’ignore quelle sorte de potins vous avez bien pu entendre dans vos sacrés salons parisiens, mais je me doute de ce que cela pouvait être. Les gens de ce pays semblaient n’avoir rien d’autre à faire que causer à tort et à travers sur les uns ou les autres mais surtout de ce qu’ils ne connaissent pas ! Vous voulez la vérité, vous voulez vraiment l’entendre ?

— Je vous mets au défi de la dire !

— Parfait ! Vous l’aurez voulu ! C’est vrai, j’ai eu pour maîtresse l’épouse d’un grand chef iroquois. Elle était d’une très grande beauté et j’ai cru, un moment, que je pourrais l’aimer parce que j’aimais son corps.

— Taisez-vous ! Je vous ordonne de vous taire !

— Trop tard ! Où est votre célèbre courage ? Vous avez voulu la vérité et croyez-moi vous allez l’entendre tout entière. Cette femme a été ma maîtresse et elle n’est pas la seule parce que je suis un homme fait de chair et de sang et parce que le corps de l’homme a besoin de celui de la femme pour vivre en équilibre. J’ai été l’amant d’autres femmes, de petite naissance ou nées sur les sommets de la société. Toutes étaient charmantes et certaines étaient plus que belles. Pourtant mon cœur n’a jamais réussi à vous oublier. Vous entendez ? Pourtant j’ai quitté toutes ces femmes pour vous chercher, vous retrouver, vous avoir à moi parce que, au milieu des millions de femmes qui peuplent le monde, il n’en existe réellement qu’une seule pour moi, une seule, la plus belle, la plus adorable, la seule qui ait le pouvoir de me faire souffrir et de me faire connaître l’enfer. Cette femme c’est vous, c’est toi… mon amour, mon terrible et merveilleux amour, mon aimée… Cesse de te défendre contre moi, contre nous ! N’avons-nous pas été assez malheureux ?

Peu à peu, ses bras s’étaient refermés sur elle, l’emprisonnèrent. Contre sa poitrine il sentait battre le cœur affolé de Judith qui s’abandonnait contre lui, amollie, comme vidée de toute son énergie. Il baissa la tête, s’empara de sa bouche avec passion et sentit que son visage était mouillé de larmes.

Longuement, il prolongea son baiser, envahi pour elle d’une immense tendresse, d’un besoin profond de la garder toujours ainsi, fragile et vulnérable, à l’abri de ses muscles solides et de son amour. Dans un instant, il allait l’enlever de terre, l’emporter loin de ce château désert, de ce refuge que l’inquiétant Cagliostro lui avait trouvé au fond de ce parc et où il la maintenait dans la crainte d’on ne savait quelle fumeuse menace, l’emmener jusqu’à sa petite maison de la rue de Noailles où Mlle Marjon saurait si bien prendre soin d’elle. Ensuite, ils partiraient tous deux, le plus loin possible, pour y fonder leur bonheur sur des bases solides, telles qu’il était impossible d’en creuser dans le sable d’une cour royale…

Repris par son vieux rêve d’une maison blanche dans une prairie de Virginie, il desserra un peu son étreinte pour soulever le corps léger de la jeune fille mais, d’une bourrade, elle le repoussa si violemment qu’il trébucha. La gifle qu’elle lui assena acheva de le déséquilibrer et il se retrouva assis dans l’herbe tandis que Judith reprenait sa course vers la petite construction dont une fenêtre éclairée brillait au fond d’un layon.

Avec un affreux juron, il se releva d’un bond, s’élança à sa poursuite mais elle courait avec la légèreté d’une biche poursuivie et il s’était tordu un pied en tombant. Quand il arriva devant la maison ce fut juste à temps pour se faire claquer la porte au nez.