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Au début, ses amis n’avaient pas été autrement inquiets. Le fait qu’ils avaient pu désamorcer le piège tendu les rassurait mais la journée s’étant passée sans autres nouvelles, l’inquiétude était revenue avec la nuit. De l’enquête rapide menée par Winkleried il ressortait que Tournemine s’était évanoui dans le brouillard dès sa sortie du « Juste ». Et, à l’exception de Mlle Marjon qui était allée se coucher, les trois autres avaient décidé de poursuivre leur veille. Mais cette fois rien n’était venu troubler la tranquillité des alentours.

Ému par cette amitié qu’il découvrait aussi vigilante, même chez une vieille fille qu’il ne connaissait que depuis peu de semaines, Gilles tenta de rassurer ses amis en leur expliquant brièvement que tout ceci était simplement le résultat d’une histoire de femme ajoutant que, très vraisemblablement, les gens de l’embuscade étaient soudoyés, et peut-être conduits par un mari jaloux. Mais il n’y réussit pas tout à fait.

— Peste ! grommela Mlle Marjon. Vingt hommes pour une paire de cornes ? Votre jaloux doit être au moins duc et pair et je vous en fais mon compliment bien sincère !

Elle redescendit chez elle en annonçant que, pour plus de sûreté, elle allait acheter le plus gros chien qu’elle pourrait trouver.

Alors, à Winkleried, Gilles, toutes portes closes, raconta son aventure dans toute sa vérité.

— De toute évidence, le comte de Provence a tenté de me faire, sinon assassiner, du moins enlever cette nuit ! conclut-il.

— Je pencherais pour l’assassinat ! Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse de toi ? Il va falloir prendre des précautions car, quand il va s’apercevoir que son coup a raté, il va devenir méchant !

— J’espère ne pas lui en laisser le temps, fit Gilles en souriant. Si tout marche comme je l’espère, dans quelques jours je serai marié et je demanderai un congé pour emmener ma femme en Bretagne…

La conférence, à cet instant, fut interrompue par l’entrée en scène d’un jeune soldat, porteur d’une lettre qui venait d’arriver pour le chevalier de Tournemine à l’hôtel des Gardes du Corps.

Le billet était de Cagliostro si l’on en croyait le texte très bref et le grand C un peu trop orné qui lui tenait lieu de signature.

« Vous avez eu grand tort de ne pas suivre mon conseil, chevalier ! À présent, il est inutile de revenir où vous savez car à l’heure où vous lirez cette lettre, la personne qui vous intéresse n’y sera plus. Je l’emmène en sûreté. Tenez-vous en repos et laissez le temps et les hommes travailler en paix. »

Sous l’œil intéressé d’Ulrich-August, Gilles, furieux et désolé de voir celle qu’il aimait lui échapper encore, écrasa le papier dans son poing et l’envoya rouler dans un coin de la pièce avant de s’effondrer sur une chaise, les coudes aux genoux et la tête dans les mains.

— Partie ! Elle est partie ! Ce damné Italien me l’a encore enlevée ! Ce démon qu’elle aime tant ! Mais j’arriverai bien à les retrouver et alors, ce charlatan aura des comptes à me rendre !

Pendant ce temps Winkleried était allé tranquillement ramasser la boule de papier, l’avait défroissée sur un coin de table et en avait tranquillement pris connaissance.

— J’aimerais bien rencontrer ce Cagliostro, soupira-t-il. Rien que pour voir si un sorcier est à l’épreuve des balles et d’une bonne épée.

— Tes balles te reviendraient, ton épée se briserait. C’est le Diable que cet homme-là ! Mais Diable ou pas, il faudra bien qu’un jour je le tue ! lança Gilles avec rage.

1. Cet hôtel, le meilleur de Versailles, portait ce nom grâce à son enseigne représentant le roi Louis XIII.

CHAPITRE XI

JEUX DE REINE…

Le mercredi 11 août, le Roi avait ordonné son jeu pour le soir.

Dès sept heures, les six salons en enfilade qui constituaient les Grands Appartements illuminaient, bien qu’il ne fît pas encore nuit, leurs marbres polychromes, leurs bronzes dorés, leurs porphyres, leurs brocarts d’or et leurs tapisseries chatoyantes au feu de centaines de bougies parfumées brûlant dans les grands lustres d’argent massif et les girandoles de cristal de roche. Cette grande illumination aggravait la chaleur et les fenêtres étaient largement ouvertes sur les allées rectilignes et les tapis de gazon du Parterre du Nord. La Cour emplissait lentement le fabuleux décor planté pour elle deux siècles plus tôt et empourpré par la gloire d’un soleil couchant…

Toute la Cour, d’ailleurs, ce qui était rare, y compris la Reine et sa coterie privilégiée de Trianon qui se fussent bien gardées d’être absentes car le jeu de ce soir constituait une manifestation de mauvaise humeur royale fort peu habituelle chez le bon Louis XVI. Mais le Roi avait été victime, dans l’après-midi, d’une plaisanterie de mauvais goût comme avaient un peu trop tendance à en inventer les joyeux amis de sa femme : s’étant laissé aller, après son repas, à une petite sieste sur un banc de Trianon, le Roi avait retrouvé, à son réveil, le livre de chasse qu’il lisait remplacé par un volume des œuvres de l’Arétin orné de gravures tellement obscènes qu’elles avaient, en touchant son horreur du libertinage, déchaîné sa colère. On l’avait entendu déclarer, fort vertement, à la Reine :

— Puisque, chez vous, l’on est incapable de respecter le Roi, vous me permettrez de rentrer chez moi, Madame ! Votre frère l’empereur Joseph a bien raison de dire que vous ne savez vous entourer que de catins et de croquants et je ne connais guère, ici, que votre fermier Valy qui soit respectable et de commerce agréable ! Vous verrez à me faire rendre mon livre. Il est propre et j’y tiens !

Et, jetant loin de lui l’indécent bouquin, Louis XVI était parti à grandes enjambées pour Versailles sans rien vouloir entendre de plus.

L’atmosphère de la soirée menaçait de s’en ressentir. Autour des tables disposées dans l’admirable salon de Mercure, malheureusement veuf du fabuleux mobilier d’argent massif jadis commandé par Louis XIV, la famille royale et les Grands Emplois vinrent prendre place dans un murmure atténué de sanctuaire pour s’y livrer aux joies sages du loto.

C’était le seul jeu que le Roi aimât et il y prenait en général grand plaisir alors qu’il détestait le pharaon, si cher à la Reine qu’elle y passait des nuits blanches et y grevait si dangereusement ses finances que Louis XVI avait interdit ce jeu et ses relents de tripot. Aussi Marie-Antoinette, que le loto en revanche ennuyait prodigieusement, faisait-elle contre mauvaise fortune bon visage. Elle n’y avait d’ailleurs pas beaucoup de peine car, excellente maîtresse de maison, elle savait, naturellement, faire rayonner sur tous sa grâce et son sourire. Ce qui ne l’empêchait pas de jeter de temps à autre un coup d’œil un peu inquiet au visage nuageux de son époux.

— Le torchon brûle, chuchota Winkleried qui était de service aux portes des Grands Appartements quand Gilles passa près de lui.

Mais le chevalier, debout derrière le fauteuil du Roi qui en avait exprimé le désir, n’y prêtait guère attention, se contentant de savourer la joie d’une faveur royale aussi inattendue et aussi manifestement exprimée en face de toute la Cour.

À ce poste de choix, il vit arriver, pour la première fois réuni à ses yeux, l’inquiétant ménage à trois qui avait entrepris de jouer un rôle dans sa vie : Monsieur, plus gros que jamais dans un fabuleux costume qui semblait vouloir concurrencer le soleil, Madame, laide et moustachue, dont la seule beauté tenait toute dans son maintien majestueux et ses vastes yeux sombres, malheureusement sans grande expression, et enfin, étincelante sous une batterie de saphirs et un extravagant métrage de satin bleu pâle, la séduisante comtesse de Balbi en laquelle Gilles n’eut aucune peine à reconnaître sa maîtresse d’une nuit et son geôlier d’un jour…