— Tout, Sire ! Rien ne me rendrait plus heureux que de donner ma vie pour le Roi… et le Roi le sait !
— Cela n’ira pas jusque-là pour ce soir. Je voudrais de vous un service… très personnel ! Ne le prenez pas en mauvaise part, n’allez pas imaginer que je désire de vous que vous vous livriez à l’espionnage… mais je désirerais que vous descendiez sur la terrasse et que vous y observiez discrètement la Reine. Non… encore une fois ne vous méprenez pas ! ajouta-t-il vivement. Je ne soupçonne votre souveraine d’aucun méfait. Seulement je désire m’assurer qu’elle ne se laissera pas entraîner par ses amis à retourner cette nuit à Trianon pour y jouer au pharaon dans la tranquillité de sa maison… et loin de mes regards. Elle… ne sait pas bien résister à ses amis, voyez-vous !
— Et au cas où sa Majesté retournerait effectivement à Trianon ?
— Vous reviendrez me le dire et je vous autorise à demander que l’on me réveille. Sinon, si la Reine rentre dans sa chambre après sa promenade, eh bien, mon ami, vous ferez comme tout le monde : vous irez vous coucher vous aussi et nous ne parlerons plus de tout cela. C’est bien compris ?
— C’est compris, Sire. Le Roi sera obéi à la lettre.
— Je vous remercie. Allez, Monsieur !
Tandis que le Roi repassait dans la salle à manger, le jeune homme sortit par l’autre porte, traversa le Cabinet Doré et rejoignit l’escalier grâce auquel il rejoignit rapidement le Parterre Nord et la Terrasse.
Il eut tout d’abord quelque peine à retrouver la Reine car il y avait foule. Par les soirs d’été, quand la ville, construite dans un bas-fond humide, se faisait étouffante, ses habitants, pour peu qu’ils fussent proprement vêtus, avaient le loisir de venir prendre le frais sur la terrasse et d’y côtoyer, le plus démocratiquement du monde, les gens du château, ceux de la Cour, voire la famille royale en personne. On s’y promenait à petits pas en écoutant la musique des Gardes Suisses ou celle des Gardes Françaises qui s’y faisaient entendre alternativement. Parfois, les dimanches et jours de fête, en regardant les jeux d’eau des bassins.
Ce soir-là, c’était au tour des Gardes Françaises de déchaîner l’harmonie et les accents entraînants de Marlbrough s’en va-t-en guerre ! voltigeaient allégrement sur les conversations et les rires de la foule en vêtements clairs recréant au pied du palais une autre fête, plus spontanée et plus sincère que les fastes royaux qui venaient de s’achever.
N’apercevant pas Marie-Antoinette, Tournemine s’adressa à l’un des pages qui déambulaient entre les groupes, toujours à la recherche d’une grosse bêtise à faire ou d’un bon tour à jouer, car la promenade vespérale des Versaillais était pour eux un terrain de manœuvres privilégié.
L’envie ne manquait peut-être pas au jeune garnement d’envoyer l’officier visiter l’Orangerie ou un lointain bosquet mais la carrure de Tournemine et son regard peu rassurant pouvaient laisser prévoir une suite de représailles et ce fut assez poliment qu’il indiqua les marches menant au parterre de Latone.
— Sa Majesté est là avec ses dames et ses gentilshommes. Vous la trouverez sur un banc près du bassin aux Lézards…
La Reine était bien là, en effet. Vêtue cette fois d’une simple robe blanche, en linon moucheté, coiffée de l’un de ces charmants demi-bonnets vaporeux que l’on appelait des « Thérèse », un mantelet de mousseline sur les épaules et un grand éventail à la main, elle était assise sur un banc au milieu d’un demi-cercle de dames et de gentilshommes dont le plus âgé mais non le moins bavard était le colonel des Cent-Suisses, le baron de Besenval, l’un des boute-en-train de la petite bande.
Une des femmes de chambre de la Reine, Mlle Dorvat, était assise près d’elle, l’autre côté étant tenu par la ravissante et indolente duchesse de Polignac dont les yeux bleus semblaient toujours noyés dans les brumes d’un rêve et que Marie-Antoinette tenait affectueusement par la main. Debout devant elles, une jeune femme laide mais d’une laideur nerveuse et pleine d’élégance avait entamé avec Besenval une sorte de discours en duo qui devait être fort amusant car toute la compagnie riait de bon cœur. C’était la comtesse Diane de Polignac, belle-sœur de la duchesse et sans doute la plus mauvaise langue de la Cour.
N’osant s’approcher davantage, Gilles prit position derrière l’un des ifs taillés bordant l’allée semi-circulaire en pente douce qui descendait vers les bassins en dominant le banc où se trouvait Marie-Antoinette.
Peu à peu la foule qui errait sur la Terrasse et le Parterre d’Eaux se clairsema. Vers minuit il n’y avait plus grand monde et la musique entamait son dernier morceau quand Tournemine qui commençait à trouver le temps long tressaillit : des profondeurs obscures du parc, un homme venait de surgir, un homme dans lequel il reconnut avec stupeur le dandy aux cheveux rouges qui servait de secrétaire à Mme de La Motte.
Le nouveau venu s’approcha du groupe joyeux qui s’ouvrit pour lui et vint saluer très profondément la Reine à laquelle il dit quelque chose à voix trop basse pour que Gilles pût entendre. Mais aussitôt Marie-Antoinette se leva.
— Eh bien, allons ! s’écria-t-elle joyeusement. Je crois que nous allons nous amuser !…
Il y eut une défection. Mme de Polignac, peut-être lasse, demanda la permission de rentrer, fit la révérence et s’éloigna au bras de son mari. Marie-Antoinette prit celui de Mlle Dorvat et tout le groupe suivit le secrétaire qui repartait vers l’épaisseur obscure du parc. Gilles s’élança sans hésiter sur leurs traces marchant dans l’herbe pour étouffer le bruit de ses pas. De toute évidence la Reine n’allait pas à Trianon. Mais alors où allait-elle ainsi à la suite d’un personnage si étroitement lié à une aventurière ?
Le cortège descendit jusqu’à l’Allée de l’Automne, contourna le Bosquet de la Salle de Bal et s’enfonça dans l’ancien Labyrinthe de Louis XIV que l’on avait redessiné, replanté d’une foule d’arbres aux essences rares et rebaptisé Bosquet de Vénus 1.
C’était un endroit frais et obscur, situé en contrebas des murs soutenant le gigantesque Escalier des Cent Marches et bien protégé des regards curieux par plusieurs rangs de charmilles étayées par des treillages de bois et délimitant des allées circulaires.
Le regard de Gilles n’avait aucune peine à suivre les robes claires de la Reine et de ses dames dans cette obscurité. Une fois dans le Bosquet, ce fut un jeu, en passant de l’autre côté d’une charmille, de s’en approcher suffisamment.
Le groupe était à présent arrêté entre deux frêles murailles vertes embaumées par le parfum des acacias et des tulipiers de Virginie. Aucun bruit ne se faisait entendre. La Reine et ses amis observaient un profond silence. Mais soudain, la silhouette sombre d’une femme apparut qui plongea dans une révérence.
— Eh bien, comtesse ! chuchota la Reine, est-ce prêt ?
— Tout à fait prêt, Madame, répondit l’arrivante qui n’était autre que Madame de La Motte. Si Votre Majesté veut bien jeter un regard à travers les feuilles, elle pourra apercevoir la femme. Quant à lui, on l’amène dans un moment.
— Est-ce qu’elle me ressemble beaucoup ?
— Votre Majesté jugera…
« Apparemment, pensa Gilles, il s’agit là d’une scène intéressante que l’on va jouer au milieu du Bosquet ! Il serait bon que je puisse, moi aussi, applaudir les acteurs…
Et, silencieusement, il franchit l’une des portes percées dans le feuillage pour mettre en communication les différentes allées mais en s’éloignant suffisamment du groupe royal pour n’en être pas vu. Enfin, à son tour, il s’approcha de la charmille dont il écarta les branches avec mille précautions.