Ce qu’il vit le plongea dans un étonnement sans limites.
Au milieu du Bosquet une femme était debout, une rose à la main. Elle était grande, élancée, toute blanche. À cet instant, un mince quartier de lune sortant de derrière un nuage l’éclaira faiblement mais suffisamment pour qu’il fût possible à des yeux perçants de voir qu’elle ressemblait beaucoup à la Reine et qu’elle était vêtue exactement comme elle.
Cette femme semblait nerveuse. De l’observatoire où il se cachait, Gilles pouvait l’entendre respirer. Elle avait peine à rester en place et faisait, de temps en temps, quelques pas hésitants. Soudain, la comtesse, qu’il était malaisé de reconnaître parce qu’elle portait un domino noir, reparut accompagnée d’un homme vêtu de noir, lui aussi, d’une sorte de lévite fermée jusqu’au cou et les traits dissimulés sous un chapeau à large bord.
Mme de La Motte lui désigna la fausse Reine. L’homme recula comme si une balle venait de le frapper et porta sa main à sa poitrine. Puis, ôtant son chapeau pour se courber en un salut si profond qu’il était presque agenouillé, il s’avança ensuite d’un pas d’automate jusqu’à la blanche silhouette devant laquelle, comme si ses forces venaient de l’abandonner brusquement, il tomba lourdement à genoux avant de se prosterner comme devant une divinité. Gilles l’entendit murmurer avec un sanglot dans la voix :
— Oh Madame, Madame !… Enfin Votre Majesté veut bien pardonner ?…
Or, cet homme, c’était celui que le chevalier avait vu chez Cagliostro par la fente d’une porte. Cet homme qui se prosternait devant une femme, c’était un prêtre. C’était même le Grand Aumônier de France, le cardinal Louis de Rohan.
Avec stupeur, il le vit étreindre les pieds du fantôme royal, y poser ses lèvres cependant que celui-ci laissait tomber sur lui la rose qu’il tenait à la main et murmurait :
— Vous savez ce que cela veut dire…
À cet instant, une voix se fit entendre, celle du dandy-secrétaire
— Alerte ! Voici Madame et Madame la comtesse d’Artois qui viennent par ici !
Mme de La Motte se précipita, arracha le cardinal à sa prosternation et, presque de force, l’entraîna à sa suite vers l’autre bout du Bosquet, lui laissant tout juste le temps de ramasser la rose sur laquelle il pressa ses lèvres. Cependant le secrétaire, escorté d’un homme que Gilles n’avait encore jamais vu, rejoignait la fausse reine, lui jetait un manteau sur les épaules et l’emmenait dans une autre direction.
Le silence retomba sur le Bosquet lorsque le bruit de leurs pas précipités se fut éteint. Alors, tout à coup, un éclat de rire fusa, léger, argentin, puis un autre, et un autre…
— On a envie d’applaudir, fit une voix d’homme. Nous pouvons féliciter la comtesse. Elle s’entend parfaitement à monter la comédie ! Vous devriez, Madame, lui confier votre théâtre de Trianon…
— Elle y ferait peut-être merveille – cette fois c’était la voix de Marie-Antoinette –, en tout cas il y a longtemps que je ne me suis autant amusée. Était-il assez ridicule ce malheureux homme ? L’avez-vous vu se prosterner ? J’ai cru un instant qu’il allait se mettre à pleurer.
— Mais qui est cette femme ? dit une autre voix. C’était peut-être le costume, mais dans cette obscurité presque totale, car on ne peut compter la lune pour éclairage, elle m’a paru faire assez bien illusion…
— Voilà pourquoi je dis que ce cardinal est un imbécile et un misérable, fit la Reine avec un début de colère, car savez-vous avec qui, lui, prince de l’Église, lui Grand Aumônier de France, lui ancien ambassadeur à Vienne auprès de l’Impératrice ma mère, m’a confondue ? Le savez-vous ? Avec une fille des rues : une certaine Oliva, barboteuse de ruisseau qui vit de ses charmes au Palais-Royal ! Vrai, c’était impayable et j’aurais donné mes plus beaux diamants pour que le Roi et toute la Cour le puissent voir délirant aux pieds d’une roulure !
Une voix de femme, une voix douce et apitoyée, se fit entendre :
— Madame, Madame !… Comme Votre Majesté le hait ! Je ne l’ai pas trouvé si ridicule, moi, mais plutôt pitoyable et bien malheureux ! Songez qu’il aime passionnément, qu’il aime qui le déteste… et qu’il se croit délivré de son cauchemar !
— Qui le déteste ? Qui l’exècre, voulez-vous dire ! Allons, mon enfant, vous avez de la pitié à revendre. Vous avez vu un amoureux quand je n’ai vu moi qu’un ambitieux insolent et téméraire car, savez-vous de quoi rêve cet homme ? D’être Premier ministre et il espère y arriver en me séduisant, moi, la Reine de France !
— Lui, un Rohan ! lança audacieusement la voix d’homme qui avait entamé la discussion. Avez-vous oublié, Madame, la devise de cette haute maison : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis » ? Il ne doit pas y voir de si grande impossibilité… les Rohan sont plus anciens que les Habsbourg !
— Monsieur de Vaudreuil, coupa la Reine tremblante de colère, je vous prie de ne plus renouveler pareille plaisanterie si vous souhaitez demeurer au nombre de mes amis. Rentrons, maintenant ! Je sens un peu de frais…
Le groupe revenait. Gilles eut juste le temps de changer d’allée et se tapit contre le tronc d’un tulipier, retenant son souffle. La soie des robes glissa tout près de lui avec un bruit doux, cependant qu’une bouffée de parfum montait à ses narines. Puis les pas s’éloignèrent.
Il ne restait plus à Gilles qu’à en faire autant. Pourtant, au lieu de remonter vers le château, l’envie lui vint de visiter à son tour les lieux où s’était déroulée la bizarre comédie dont il venait d’être le témoin, une comédie jouée par des personnages plus bizarres encore et au cours de laquelle une aventurière avait aidé une reine à ridiculiser un prince de l’Église avec l’assistance d’une putain. Le goût de Marie-Antoinette pour le théâtre était trop connu ainsi que l’étourderie foncière qui la poussait à trouver plaisir à ce qui aurait dû choquer en elle au moins la Reine sinon la femme ! N’avait-elle pas arraché à Louis XVI qui l’avait interdit l’autorisation de représenter publiquement le scandaleux Mariage de Figaro de Pierre Caron de Beaumarchais, que d’ailleurs son ami Vaudreuil n’avait pas craint de faire insolemment jouer chez lui en privé et qui constituait, contre la monarchie, le plus dangereux des pamphlets politiques ?… Il n’y avait donc pas à s’étonner de cela, pas plus que des fréquentations louches d’une souveraine qui semblait se complaire, au contraire, à frôler le vice et le danger. Mais on pouvait tout au moins le déplorer et prier Dieu pour que toutes ces inconséquences n’aboutissent pas à un drame immense si les rats du quartier du Temple avaient licence de continuer à ronger les pieds dorés du Trône. Des pieds qui avaient perdu la lourdeur un peu écrasante du style Louis XIV pour la fragile légèreté du style Louis XV et de ce style « moderne » qu’affectionnait la Reine…
En arpentant le Bosquet, Tournemine aperçut dans l’herbe quelque chose de blanc, le ramassa et vit que c’était un papier plié, échappé sans doute à l’un des deux personnages qui s’étaient tenus là. Il le mit dans sa poche. Puis, comme l’endroit n’avait vraiment plus rien à lui apprendre, il reprit à son tour le chemin du palais où les lumières s’éteignaient les unes après les autres dans les appartements.
En arrivant dans la Cour de Marbre, il leva la tête vers les fenêtres obscures du Roi, aux prises avec une dernière hésitation qui ne dura qu’un instant. Tandis qu’il revenait à travers les jardins il avait, en effet, examiné soigneusement la conduite à tenir et décidé, finalement, de s’en tenir à sa seule consigne. Louis XVI avait dit : « Si la Reine se rend à Trianon… » Or la Reine, dont l’appartement seul était encore brillamment illuminé, n’était pas allée à Trianon mais venait de rentrer chez elle. Il ne restait donc à Gilles qu’à s’occuper de ses propres affaires car il se voyait mal rapportant au Roi le curieux spectacle qu’il lui avait été donné de contempler.