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Par contre, il apparaissait urgent d’en discuter avec la Reine elle-même. Il était plus que temps d’éclairer définitivement Marie-Antoinette sur le compte de la femme qu’elle autorisait, si malencontreusement, à organiser ses distractions nocturnes puisque, apparemment, et malgré son avertissement, Axel de Fersen n’en avait rien fait avant son départ…

Une voix essentiellement suisse le tira de ses méditations. Ulrich-August débouchait du Grand Vestibule à la tête d’un piquet de compatriotes rouge et or, auréolés de fraises tuyautées et hérissés de hallebardes étincelantes telle une escouade d’anges exterminateurs.

— Tu vas te coucher ? Tu as de la chance ! Je meurs de sommeil, moi, et j’en ai encore pour quelques heures !

— Winkleried, mon ami, tu manges trop. C’est ton estomac trop rempli qui te donne sommeil. Mais si cela peut te consoler, je ne vais pas me coucher. J’ai encore une visite à faire…

Il venait en effet de se rappeler qu’Anne de Balbi lui avait donné, rue de l’Orangerie, un rendez-vous comminatoire auquel il serait peut-être de bonne politique de se rendre. Si la jeune femme avait réellement convaincu Provence de le laisser vivre en paix, cela méritait tout de même quelque considération car, réduit à l’état de cadavre, Gilles n’aurait plus aucune chance de retrouver Judith, sinon dans l’autre monde.

Mais quand il franchit le seuil de la chambre qu’il connaissait déjà et où le mena une servante maussade, il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche et d’entamer la conversation : il reçut dans les bras un paquet parfumé de légères mousselines et de chair brûlante, tandis qu’une bouche avide et déjà délirante murmurait contre la sienne :

— Tu es venu !… J’étais sûre que tu viendrais !… Je t’aime !… Oh ! je vais tellement t’aimer que tu ne pourras plus jamais t’éloigner de moi ! Viens… viens vite !

Il comprit alors qu’il avait, sans le vouloir, menti à Ulrich-August et qu’il allait bel et bien se coucher… mais pas seul, ce qui faisait toute la différence car il ne serait pas beaucoup question de dormir dans ce lit vers lequel on l’entraînait. De toute façon, passer la nuit comme cela ou autrement, l’important était de ne pas se retrouver transporté comme par magie dans quelque château inconnu. Et, pour empêcher sa partenaire de songer à lui offrir de dangereux rafraîchissements, il prit bravement sa part du débat…

Quand il la quitta à l’aube, Mme de Balbi, exténuée, les paupières lourdes et violacées, fit néanmoins quelques difficultés pour le laisser sortir de ses bras et n’y consentit finalement que contre la promesse formelle de revenir le soir même.

— Je t’enverrai chercher car je ne veux plus revenir ici. Je veux t’avoir chez moi… dans mon lit ! J’en ai un ravissant dans un joli pavillon niché près des bois de Satory, tu verras !

— Et que fera, pendant ce temps, Son Altesse Royale ? On dit que Monsieur ne peut se passer de toi…

— C’est vrai ! Mais j’ai bien droit à un congé de temps en temps ! Tu ne sais pas ce que c’est que faire l’amour avec un éléphant, toi ! Je dirai que je suis malade…

— Avec cette mine ?

Le premier rayon du soleil faisait briller, dans le clair-obscur moite de la chambre, les lèvres rouges de la jeune femme, allumait des étincelles dans ses yeux noyés de lassitude heureuse. Elle éclatait de santé et de joie de vivre. Elle lui tendit sa bouche une dernière fois, en s’arrangeant pour que l’invite ressemble à une moue de défi.

— Quand je dis que je suis malade, il ferait beau voir que l’on osât me dire le contraire. Même Zaza !

— Zaza ?

— Louis-Xavier ! Cela fait Zaza pour moi. Il me passe tous mes caprices et il faudra bien qu’il me passe aussi celui-là. À ce soir ?…

Une fois dehors, Tournemine pensa qu’avant de demander audience à la Reine, il serait peut-être bon de dormir deux ou trois heures et de faire un peu de toilette. Heureusement la rue de Noailles n’était pas loin et, un quart d’heure plus tard, il dormait à poings fermés, étendu de tout son long sur son lit sans avoir seulement pris la peine d’enlever ses bottes…

Mais au début de l’après-midi, sanglé dans son uniforme de gala, astiqué sur toutes les coutures et brillant comme un écu neuf, le chevalier de Tournemine, juché sur Merlin aussi minutieusement adonisé que lui, se présentait aux grilles de Trianon et faisait prier la Reine de lui accorder audience.

Tandis qu’un palefrenier conduisait le cheval aux écuries, un valet de pied se chargea de la commission et revint peu après flanqué de l’une des femmes de chambre préférées de la Reine, la jeune Madame Campan, épouse de son bibliothécaire, une blonde au visage un peu lourd, pas réellement jolie mais agréable. Quant aux traits tout au moins car l’expression n’avait rien d’aimable.

— Est-ce que Sa Majesté vous attendait, Monsieur ?

— En aucune façon, Madame, et j’ai pleine conscience, croyez-le bien, de mon audace, mais ayez la bonté de prier Sa Majesté de considérer que seule une affaire urgente m’a poussé jusqu’ici.

— Urgente au point de ne pouvoir attendre jusqu’à demain matin ? La Reine, vous le savez, donne volontiers audience au château après la messe tandis qu’elle déteste par-dessus tout être dérangée et nous faisons de notre mieux pour préserver une tranquillité si précieuse et si difficile à acquérir pour une souveraine. Si vous vouliez bien me dire de quoi il s’agit ?…

— Je regrette, Madame, mais c’est impossible ! Je ne peux parler qu’à Sa Majesté en personne… et seule ! Voulez-vous au moins, s’il vous plaît, lui remettre ceci. J’attendrai ici.

Prévoyant les difficultés qu’il rencontrerait il avait en effet plié dans un papier blanc le billet trouvé dans le Bosquet de Vénus et scellé le tout de ses armes. C’était un fort joli vélin à tranche dorée, timbré d’une fleur de lys d’or sur lequel une main habile avait tracé, sans suscription et sans autre signature qu’un M et un A, deux ou trois phrases encourageantes, priant le destinataire anonyme de prendre patience afin de trouver un jour « dans l’obéissance absolue les suprêmes récompenses qui sont le lot des grands esprits ».

Madame Campan prit le pli et remonta précipitamment le superbe escalier de pierre blonde au pied duquel elle avait accueilli le jeune homme. Elle ne fut pas longtemps absente. Quelques instants plus tard, elle reparaissait, s’arrêtait à mi-étage :

— Venez ! ordonna-t-elle sèchement.

À sa suite, Gilles franchit l’antichambre meublée de banquettes couvertes de velours rouge et de deux grands poêles de faïence blanc et or à la mode autrichienne. Puis on le fit passer dans une agréable salle à manger ornée d’admirables peintures. Arrivée là, Madame Campan se retourna vers le visiteur. Il vit qu’elle semblait inquiète :

— Je crains que cette visite ne tourmente beaucoup la Reine car elle m’est apparue très contrariée. Veillez, je vous prie, à la ménager.

— Je suis comme vous-même un fidèle serviteur de Sa Majesté, Madame, et comme vous je ne souhaite que son bonheur, fit Gilles avec une froideur un peu agacée. (Cette femme était un véritable chien de garde et il devinait qu’elle eût donné beaucoup pour la joie de le faire jeter par la fenêtre sous l’inculpation d’un crime de lèse-tranquillité.) La Reine m’attend-elle ou non ?

— Elle est là ! soupira enfin la femme de chambre en se dirigeant vers une double porte close. Elle joue au billard avec Madame la comtesse d’Ossun mais je vais tout de même vous annoncer.